La Bella Donna
Elle s’appelait Simonetta. Elle était belle, d’une beauté à couper le souffle, mais froide, aussi froide qu’une nuit noire de décembre sous la neige.
Convoitée par les plus puissants de la ville de Florence, elle était mariée à un homme simple, dont la bonté était la plus grande faiblesse.
Profitant d’ailleurs de la béatitude de son époux, elle goûtait les largesses des Seigneurs de la Ville, récoltant nombre de secrets sur l’oreiller, maîtrisant à la perfection les arcanes du pouvoir politique en place, tout autant que de ses ennemis.
Devenue la maîtresse de Julien de Médicis, elle avait pour lui commencé à espionner ses rivaux, à partager leur couche, et à déjouer les diverses trahisons et tentatives d’assassinat qu’ils ourdissaient dans l’ombre.
Dans cette époque sombre, une lumière cependant perdurait : celle des arts. A défaut d’être artiste, elle rêvait d’être Muse, et s’en était ouverte un soir à son amant, dans la chaleur de leur lit. Il lui avait alors présenté son “protégé” comme il l’appelait, un peintre et humaniste issu d’une famille modeste, ancien élève de l’atelier de Fra Filippo Lippi, un dénommé Sandro Botticelli.
Elle avait 20 ans, il en avait 10 de plus. Il était fasciné par l’ovale de son visage, la finesse de ses traits, la fragilité apparente de sa silhouette. Il l’appelait “La Bella Donna” - “la belle femme”, et la pourchassait inlassablement de ses ardeurs, voulant à tout prix la dessiner, la peindre, la croquer.
Il l’invitait sans relâche à passer le rencontrer à son atelier. Quelques commandes publiques et la protection de la famille Médicis l’avaient rendu riche, confortablement installé dans sa vie, familier lui aussi des hautes sphères.
Elle était, quant à elle, fascinée par le personnage, par sa volubilité, et flattée également de l’attention qu’il lui portait, sans toutefois vouloir céder.
Mais déjà à Florence, le vent tournait. Les familles issues de la noblesse traditionnelle, de longues lignées, élevaient leurs voix contre les Médicis, des “roturiers parvenus”. L’amant de Simonetta la pressait encore et encore, d’utiliser ses atouts auprès des Pazzi, car il le savait, il le sentait, quelque chose se tramait.
Simonetta avait peur. C’était sa vie qu’elle mettait en danger pour les Médicis, mais si les Pazzi arrivaient à leurs fins, qu’adviendrait-il d’elle, alors ?
Elle s’en ouvrit à son mari, mais sa bonté d’âme n’avait d’égale que sa stupidité, et il lui rit au nez. “Les grands de cette ville n’ont que faire de toi, ma belle douce ! Le commerce est vital pour la ville, peu important le pouvoir en place ! Nous sommes à l’abri !”.
Désespérée, elle errait à travers la ville, perdue dans ses pensées, lorsqu’elle entendit un cri :
“Ahhhhhh ! La Bella Donna !”
Botticelli accourait vers elle, tout embarrassé de son lourd manteau, rouge de ravissement.
Sa main pleine de bagues vint agripper son bras délicat, que le peintre attira tout contre lui. Il en profita pour lui murmurer à l’oreille : “Suivez-moi, et faites comme si de rien n’était.” Puis il continua à claironner par les rues, s’enthousiasmant devant chaque fenêtre, se gargarisant de politesse à chaque notable qu’il croisait et reconnaissait.
Arrivés dans son atelier, il lui lâcha enfin le bras, et son sourire s’effondra.
“Ah, Simonetta, ah, ma Bella Donna ! Que Dieu nous vienne en aide !”.
Il lui raconta alors que son page avait surpris une conversation déshonorante aux bains, de plusieurs aristocrates de la ville, mentionnant un complot visant Laurent de Médicis.
“Ils veulent le poignarder, ma Bella Donna, l’occire comme César, nous sommes revenus à Rome !”.
Il se pencha alors vers elle, et détacha de ses doigts une grosse bague, sertie d’un imposant cabochon.
“Prenez la, ma belle dame, vous saurez quoi en faire.”
Puis il l’embrassa, appela un serviteur, et sans plus rien comprendre, elle se retrouva à nouveau dans la rue, seule et perdue.
Ce ne fut que plus tard, au creux de la nuit, son époux endormi, qu’elle décida d’examiner le bijou. Très vite, elle comprit : c’était une bague de poison, avec un compartiment pour une poudre.
Simonetta savait enfin ce qui lui restait à faire. Protéger son amant et sa famille, en n’étant plus simplement une espionne, mais un assassin.
Il lui fallait voir Julien, de toute urgence. Elle s’habilla et fit sonner sa dame de chambre, pour appeler un porteur. La discrétion s’imposait, mais elle n’avait plus peur.
Enfin, son amant la reçut, par une porte dérobée du palais. Il pensait à une visite frivole et tenta de glisser ses mains sous son jupon. Elle peina à le repousser, à se refuser à son désir, mais il y avait urgence :
“Ils veulent vous tuer !”
Elle lui expliqua tout : Botticelli, le page, la bague, la mission. Lorsqu’elle eut fini, elle s’aperçut que ses yeux étaient baignés de larmes, qu’il essuyait de ses baisers tendres et passionnés.
“Mon amour, tu es si belle et forte. Es-tu réellement prête à faire ce sacrifice ? Si l’on te surprend, si l’on déjoue tes plans, nul ne pourra te sauver. Je t’aime, et je t’aime d’autant plus que tu es prête à risquer ta vie pour moi, mais tu dois réfléchir.”
Simonetta savait : sa décision était déjà prise. Elle demanda à Julien de lui fournir de l’arsenic en poudre, le plus vite possible. Le plus tôt elle agirait, le plus vite il serait en sécurité, ainsi que toute sa famille.
Il accepta, à une condition : “Retourne chez Botticelli demain. Pose pour lui. Je t’enverrai quelqu’un.”
Le lendemain, elle se retrouva dans l’atelier du peintre. Il avait congédié l’ensemble de son personnel pour la journée, et allumé un feu dans l’âtre. Il avait les yeux brillants lorsqu’il lui demanda de se dénuder.
Elle tremblait un peu, et sa pudeur la fit hésiter. Puis elle se souvint que c’était à la demande de Julien qu’elle était ici, alors elle laissa le tissu glisser à ses pieds, dévoilant une peau de la couleur du lait, blanche et irisée.
L’artiste lui dit : “Détache tes cheveux.” Et elle ne put s’empêcher de noter qu’il la tutoyait désormais, que son regard sur elle avait changé. Elle dénoua alors ses longs cheveux blonds et ondulés, qui vinrent flotter sur ses épaules, et tomber en cascade jusqu’à ses reins.
Il s’approcha doucement, et l’espace d’un instant, elle crut qu’il aller la saisir, mais sa main se contenta d’esquisser quelques gestes flous autour d’elle, avant qu’il ne s’éloigne enfin et s’empare d’un carnet de croquis et d’un fusain.
“Ne bouge plus”, lui ordonna-t-il.
S’ensuit alors la journée la plus longue que Simonetta ait jamais vécu. Elle était seule, nue, fragile et immobile devant le peintre, qui noircissait des feuilles entières rageusement, l’examinant par intermittence, mais ne croisant jamais son regard.
Il ne dit pas un mot, marmonnant seulement parfois dans sa barbe. Elle s’ennuyait, elle avait froid, et ses muscles commençaient à se tétaniser, mais elle ne dit rien, elle attendait. Elle subissait, par amour pour son Giuliano, parce que ce n’était ni le dernier ni le pire sacrifice qu’elle ferait.
Finalement, après des heures interminables, Sandro Botticelli poussa un soupir, et reposa son crayon. Puis il se précipita vers elle, et ramassa les tissus à ses pieds, pour l’en recouvrir presque religieusement. Il évitait toujours son regard, et restait muet, s’affairant autour d’elle.
Ce n’est que lorsqu’elle fut pleinement rhabillée que soudain, il lui prit la main, délicatement, comme s’il cueillait une fleur.
“Merci, la Bella Donna, merci pour ce doux cadeau. Voilà en échange pour vous.”, lui dit-il en glissant un petit sachet brun au creux de sa paume. “Surtout, soyez prudente, et ne l’égarez pas.”
Cette nuit-là, dans son lit, Simonetta pleura à chaudes larmes. Elle était épuisée, terrifiée, mais déterminée. Elle avait transféré le poison du sachet dans sa bague, qu’elle avait caché dans un pli de sa robe. Ses doigts délicats n'avait jamais rien porté d’autre que de légers anneaux, et elle savait qu’un tel bijou serait immédiatement repéré.
Elle n’embrassa pas son mari lorsqu’elle quitta la demeure familiale. Si bon et généreux fût-il, leur union était le résultat d’un mariage arrangé, et sa profession le mettant à l’abri, il n’avait pas besoin de savoir ce qu’elle s’apprêtait à faire.
Elle savait que les Pazzi étaient au Conseil, et décida donc d’attendre, dans une chaise à porteurs louée pour quelques pièces, devant le Palais. Elle se délesta encore d’un peu de monnaie pour qu’un jeune page errant à proximité interpelle Francesco de Pazzi à sa sortie, et le guide à son véhicule, dont elle avait tiré les rideaux.
Elle attendait, tremblante. Sa main vint tâter au travers du tissu la bague cachée, comme un porte-bonheur, ou comme un funeste symbole de sa destinée.
Enfin, Francesco de Pazzi fut là. Elle l’invita à s’asseoir près d’elle, et dans un sourire timide, lui proposa un verre de vin. D’abord sur la réserve, il se détendit l’alcool aidant. Il était ravi de pouvoir accrocher un si joli trophée à son tableau de chasse et ne pensait même pas à s’interroger sur ce qui l’avait conduite à lui. Quelques verres plus loin, il enserra son genou de sa main, et posa ses lèvres dans son cou. Elle frissonna un peu, ce qu’il prit pour du désir. Il la saisit alors pour l’asseoir à califourchon sur ses genoux et ordonna aux porteurs de les ramener chez lui.
Une fois dans sa chambre, elle ne sut plus quoi inventer. Il était manifestement ivre, mais elle parvint à lui verser un autre verre de vin, et profita de le voir se dépêtrer dans ses guêtres pour glisser - enfin - l’arsenic dans sa boisson.
Elle lui tendit le verre, dans un sourire. Lorsqu’il se jeta sur elle, elle eut à peine le temps de lâcher la coupe, et une tache rouge sang s’étala sur le sol.
Simonetta n’aurait pas le temps de comprendre. Le poison était déjà aspiré par les fibres du tapis, il était trop tard, elle avait échoué.
Elle sentit le poids de Francesco de Pazzi qui l’écrasait sous lui, ses mains autour de sa gorge.
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