9/ Elle s'appelait Bijou
Elle s’appelait Bijou. Elle
n’avait jamais compris par quel étrange coup du sort elle avait fini avec un
prénom pareil, mais ça prouvait qu’au moins, l’univers avait un sens de
l’humour particulier.
“Bijou”. Un nom de bichon
maltais ou de cheval de course, parfaitement inadéquat pour un bébé abandonné
en pleine nuit sur les marches du commissariat.
Toujours est-il que c’est
comme ça que sa mère l’avait prénommée, apparemment, comme elle l’avait
mentionné dans un courrier déposé dans le couffin de l’enfant.
Comment pouvait-on donner un
nom si précieux à son nouveau-né, et malgré tout l’abandonner ? Une question
qu’elle se posait souvent.
Elle avait été confiée à
l’assistance sociale, qui l’avait placée chez une femme seule, qui avait
toujours rêvé d’être mère. Elle avait attendu toute sa vie, et quand elle avait
accueilli Bijou, elle avait refusé de lui donner un autre nom : c’était sa
perle, son joyau, ce qu’elle avait de plus précieux. Bijou elle resterait.
Devenue désormais adulte, ce
n’était jamais sans une pointe de honte qu’elle se présentait, que ce soit à un
entretien d’embauche ou dans les cercles sociaux. Elle percevait le flottement
qui envahissait systématiquement ses interlocuteurs, certains se demandant si
c’était une plaisanterie, d’autres cherchant à en faire une, les derniers
simplement perturbés, ne sachant pas vraiment comment réagir.
Elle avait songé plusieurs
fois à en changer. Mais une partie d’elle l’en empêchait, parce que ça restait
son seul lien avec sa mère biologique, et que même si elle l’avait abandonnée,
Bijou caressait l’espoir d’un jour la retrouver, pour au moins lui poser toutes
les questions qui lui brûlaient les lèvres, et la tourmentaient parfois au
point de ne pas trouver le sommeil.
Et pour ne rien arranger, le
prénom “Bijou” ne pouvait pas être plus éloigné de sa personnalité, ou même de
son physique. Il n’y avait rien en elle de fragile ou de précieux. Elle
mesurait 1m80 pour 120 kilos, avec une ossature bien charpentée, riait fort,
jurait. Elle n’appréhendait pas sa féminité par les caractéristiques
traditionnelles, celles issues d’une société patriarcale, sexiste et bourrée
d’inégalités.
Elle était déterminée,
rentre-dedans, entêtée, parfois jusqu’à la mauvaise foi. Elle n’aimait pas
tellement être en société, préférant largement la compagnie de ses chats,
qu’elle avait nommés Arthur, Chloé et Eric, des prénoms bien humains, un peu
comme un pied de nez au sien.
Puis Bijou l’avait rencontré.
Il s’appelait Pierre, et lui avait fait remarquer dans un éclat de rire que son
prénom à lui aussi était précieux. Ça l’avait faite sourire, et elle avait
accepté son invitation à boire un verre. Elle avait passé l’une des meilleures
soirées de sa vie. Il était drôle, prévenant, attachant. Elle lui avait raconté
l’histoire de sa naissance, froidement, sans pathos, et il s’était contenté de
poser sa main sur la sienne, en lui disant qu’elle avait l’air d’avoir tiré le
meilleur de son passé, et qu’il lui restait tout un avenir à inventer.
Elle avait aimé cet optimisme,
le calme qu’il transpirait. Avait accepté un second rendez-vous, puis un
troisième, puis de fil en aiguille, ils s’étaient retrouvés en couple,
amoureux. Rien ne venait ternir son bonheur, ni les jours de mauvaise humeur,
ni les disputes qui parfois survenaient. Ils surmontaient tous les obstacles
avec sérénité. Arthur, Eric et Chloé l’avaient vite adopté, à tel point qu’il
n’était pas rare, le dimanche après-midi, de les voir tous ensemble assoupis
sur le canapé, alors que Bijou était installée à son bureau, tentant de
terminer une nouvelle, corrigeant les fautes d’un texte précédent, ou faisant
des recherches pour entamer le suivant.
Elle voulait devenir autrice.
Elle se revoyait encore, enfant, chez sa mère adoptive, norcir des pages de
cahier, racontant des histoires rocambolesques, tout pour s’évader d’un amour
qu’elle trouvait étouffant. Ce n’est qu’il y a quelques années, lorsque
celle-ci était décédée des suites d’une longue maladie, que Bijou avait réalisé
la force du lien qui les unissait, cet amour si précieux qu’elle n’avait pas su
accepter, d’autant plus précieux qui n’était pas déterminé par le sang, mais
par un choix qu’un jour, cette femme avait fait, de lui permettre d’appeler
quelqu’un “Maman”.
Bijou voulait un enfant.
C’est ce à quoi elle pensait ce jour-là, se rappelant de l’amour de sa mère,
regardant Pierre et les chats piquer un roupillon. Elle voulait rendre ce qu’il
lui avait été donné, et faire mieux également que celle qui l’avait abandonnée.
À la mort de la femme qui l’avait élevée, elle avait renoncé à chercher sa mère
biologique. Elle trouvait ça presque indécent, et irrespectueux envers elle.
C’était elle sa mère, la seule qui avait finalement compté.
Alors Bijou écrivait son
histoire. Son désir d’enfant, de réécrire l’histoire, de conjurer le passé. Son
amour pour Pierre, avec qui elle voulait partager ce rêve, sans jamais encore
avoir osé aborder le sujet. Elle voyait parfaitement en esprit ce que cela
pourrait donner , un parfait mélange de lui et elle, un joli petit bébé.
Un jour, par inadvertance,
elle avait laissé son ordinateur ouvert sur son texte, et s’était absentée pour
prendre un bain chaud avec un thé, son petit plaisir personnel en hiver pour se
détendre après une longue journée à pianoter sur son clavier.
Elle avait fermé les yeux
dans la vapeur dégagée par l’eau chaude, et respiré profondément. Peut-être
avait-elle somnolé un moment, toujours est-il que lorsqu’elle les avait
rouverts, Pierre était là, assis sur le rebord de la baignoire, à la regarder
tendrement.
Elle avait souri et lui avait
demandé ce qu’il y avait.
“Tu veux un bébé ? Tu veux
qu’on fasse un enfant ?”
Son sourire s’était élargi,
et elle avait hoché la tête.
“Tu avais laissé ton document
ouvert, et en passant mes yeux se sont égarés, je n’ai pas pu m’empêcher de
lire. Tu ne m’en veux pas ?”
Bien sûr que non, elle ne lui
en voulait pas. Peut-être même qu’inconsciemment, elle avait voulu qu’il lise,
qu’il découvre son projet. Elle le fixait, attendant le verdict.
Il avait attrapé son drap de
bain, posé à chauffer sur le radiateur, et lui avait passé : “Tu viens ? Il est
l’heure de s’y mettre sérieusement.”
Dans un éclat de rire, elle
s’était redressée, et avait saisi la main qu’il lui tendait, pour jaillir hors
de la baignoire.
Ce soir-là, ils avaient fait
l’amour lentement, passionnément, tendrement, se murmurant des mots doux à
l’oreille. Puis ils s’étaient endormis, enlacés, pleins d’espoirs et
d’impatience.
Mais les mois s’étaient
écoulés, et le bébé n’arrivait pas. Bijou ne tombait pas enceinte, rien ne se
passait. Ils avaient fait un calendrier, des tests de fertilité, choisi les
bonnes positions, la bonne alimentation, fait du yoga pour se détendre.
Physiquement, rien n’empêchait cette grossesse, et pourtant rien n’y faisait. Ce
bébé se faisait désirer.
Bijou était frustrée, et
pleurait parfois dans les toilettes de son boulot, quand elle était sûre que
personne ne pourrait l’entendre. Pierre se montrait patient, toujours plus
attentionné. Il l’avait demandée en mariage, avec une bague en or blanc sertie
d’un petit diamant rose, et cette phrase : “Un bijou sans pierre n’aurait pas
eu de sens.”. Elle avait souri, ri, pleuré, et dit “Oui, oui, évidemment”, en
l’embrassant.
Le projet bébé avait été mis
de côté. Pas oublié, simplement repoussé dans un coin de son esprit. Elle
s’était concentrée sur le projet mariage. C’était simple, de son côté, elle
n’avait pas de famille. Celle de Pierre était aussi très limitée : ses parents
étaient toujours vivants, mais séparés, il lui restait une grand-mère, et il
avait un frère. Ça tombait bien, ils ne ressentaient pas le besoin d’une grande
cérémonie. La mairie, un joli restaurant. Peut-être quelques collègues et amis,
et leurs chats, évidemment. Elle voulait une longue robe simple, mais pas
blanche. Il voulait un nœud papillon. Un bouquet de pivoines blanches et
rouges. Pouvoir écrire eux-mêmes leurs vœux. Une jolie photo dans leurs belles
tenues, à accrocher au dessus du canapé. Et une forêt noire en dessert, parce
qu’ils n’étaient pas fans des pièces-montées, ou des choux, ou du caramel et de
la nougatine.
Ils dessinèrent ensemble les
invitations, arrêtèrent une date, publièrent les bans. Ils n’avaient pas déposé
de liste, ne prévoyaient pas de faire un voyage de noces, peut-être juste un
petit week-end à Vienne, en amoureux, parce qu’elle aimait les peintres de la
Sécession.
Le jour de la cérémonie
approchait, et bien qu’elle n’ait pas l’impression d’être nerveuse, son état de
santé se détériorait : nausées, maux de tête. Elle se sentait constamment
épuisée. Ses amies tentaient de la rassurer : même s’il s’agissait d’un petit
mariage, elle avait tout préparé elle-même, et c’était normal de se sentir
fatiguée à l’approche du grand jour. Elle prenait des bains de plus en plus
longs pour se détendre et se délaisser.
Enfin, la veille du mariage,
elle avait pris son calendrier pour un dernier contrôle. Un doute vague la
tenaillait, elle était persuadée d’avoir oublié quelque chose, mais quoi ? Elle
remontait le cours du temps, pointant au fur et à mesure les tâches accomplies,
validant que tout était bien prêt.
Arthur avait sauté sur ses
genoux, et, sursautant, elle avait laissé tomber son cahier au sol. Se penchant
pour le ramasser, elle avait remarqué qu’il s’était ouvert à une page plusieurs
mois en arrière, en plein projet bébé. C’est à ce moment-là que ça l’avait
frappée : elle avait du retard. Concentrée sur les préparatifs du mariage, elle
n’avait rien remarqué, mais cela faisait bien quinze jours que ses règles
auraient dû arriver.
Cette nuit-là, Bijou n’avait
pas réussi à dormir. Elle attendait le matin, et l’ouverture de la pharmacie,
pour s’y précipiter en secret. Pierre se préparait chez son père pour la
cérémonie, elle était tranquille. Elle avait acheté un test de grossesse, l’avait
déballé, pissé sur le capteur du bâton, compté impatiemment, vu la petite croix
bleue tant espérée apparaître. En souriant, elle avait rajouté une ligne sur
ses vœux de mariage. “Pierre + Bijou = un nouveau Joyau”.
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