Dans le Défi Marathon de Vicky Saint-Ange, le thème de cette semaine était le conflit. Comme pour les fois précédentes, j'ai préféré infuser la consigne dans mon texte plutôt que la rendre trop flagrante.
C'est donc la 3ème partie du Dîner que je vous propose. A lire : partie 1 et partie 2. 1313 mots
Quand le calme fut revenu et le plat principal débarrassé,
le petit homme replet qui faisait face au Docteur Singh prit à son tour la
parole, alors que nous attendions de savoir si un dessert était prévu au menu.
Sa coupe en brosse courte blonde surmontait un visage où
pointait une couperose naissante, et c’est avec un fort accent allemand qu’il
s’exprima en anglais, afin d’être compris par tous.
« J’imagine que c’est à mon tour de me présenter. Je
m’appelle Johan Eschenbach, et je viens de Dresde, en Allemagne. J’ai 43 ans,
et je suis boucher-charcutier. C’est ma femme qui m’a obligé à venir. Je ne
croyais pas à ces fadaises, mais elle-même est très superstitieuse, et elle
disait que j’allais amener le malheur sur notre maison. Ma pauvre Katja. C’est
une brave femme, mais elle est un peu stupide. »
Il s’interrompit, déglutissant péniblement en découvrant les
regards courroucés que lui jetaient les trois membres féminins de l’assemblée.
« Mais je l’aime de tout mon cœur, se défendit-il avec
vigueur. Nous sommes mariés depuis 20 ans, et avons trois beaux enfants,
Isabella, Alice et Vinzent. Regardez. »
Il sortit son portefeuille de sa poche, montrant des clichés
miniatures d’une famille aux joues bien roses et aux mines souriantes, et les
caressa du doigt avec un rictus empli de tendresse, avant de rempocher le tout,
son visage si expressif virant à l’ombrage.
« Que va-t-il advenir d’eux, si tout ceci n’est pas
qu’une vaste plaisanterie ? Et qui donc aurait les moyens de toute cette
grandiloquence pour traumatiser des inconnus ? Je n’aurais pas dû
venir. J’ai voulu obéir à Katja, mais j’aurais mieux fait de tenter ma chance
en plaquant tout et en déménageant dans un trou paumé pour me cacher. Je
regrette. Je… »
Il se leva précipitamment, jetant sa serviette sur la table
avant de reculer en direction de la porte. Il n’eut pas le temps de l’atteindre
que celle-ci s’ouvrait, le ballet de serveurs pénétrant d’un pas fluide dans la
pièce. Le majordome fit sa réapparition, guidant le pauvre Johan jusqu’à sa
chaise avec fermeté. L’homme semblait avoir perdu toute couleur, et l’assiette
appétissante qui se dressait devant lui ne raviva pas son enthousiasme.
« Somlói Galuska, sponge cake with rum, chocolate and
whipped cream », nous annonça-t-on fièrement, nous précisant qu’il
s’agissait là d’un des desserts hongrois les plus réputés, et que c’était un
honneur que de pouvoir le goûter.
Je jetais un regard à notre convive allemand, qui grattait
dans son assiette faiblement avec le dos de sa cuillère, faisant de la génoise
joliment dressée une bouillie peu ragoutante.
Il releva finalement la tête, comme résigné à son sort, et
plongea son regard dans le mien.
« Je suis né en 1976 à Brandebourg, en pleine République
Démocratique d’Allemagne. Mon grand-père avait été interné puis exécuté dans la
prison de la ville en 1944, et mon père a fui de l’autre côté du Rideau de Fer
juste après ma naissance, persuadé qu’il serait plus facile, une fois de
l’autre côté, de faire venir ma mère et moi. Nous ne l’avons plus jamais revu.
Ma mère a fini par perdre la tête et mettre fin à ses jours en 1991, lors de la
chute du Mur de Berlin. Elle était persuadée que des démons allaient se ruer
sur nous et nous ôter la vie, et elle a voulu prendre les devants. Je me suis
enfui à temps. J’ai vécu dans les squats de Berlin, et j’ai rencontré Katja
alors que j’étais un moins que rien, et elle une étudiante en sociologie. Ce
fut le coup de foudre, et son père m’a pris comme apprenti dans sa
boucherie-charcuterie et m’a appris le métier. Nous nous sommes mariés très
vite, et quand Kat est tombée enceinte, elle a laissé tomber ses études. Son
père a pris sa retraite il y a deux ans et nous a légué le commerce. Notre vie
était sur les rails depuis bien longtemps jusqu’ à l’arrivée de cette maudite
lettre. J’ai tout de suite été persuadé que c’était l’œuvre d’un déséquilibré,
mais ma douce épouse a eu peur. « Et s’il mettait ses menaces à
exécution ? », m’a-t-elle dit. Mais après tout, peu importe que nous
ayons répondu à l’invitation ou non, n’est-ce pas ? Le message était
clair : venez, et vous mourrez. Ne venez pas, et vous mourrez. Je ne
parviens toujours pas à croire que je suis ici. Je vais partir, je vais rentrer
chez moi. Si je dois y passer, je préfère être auprès de ma femme et de mes
enfants. Je ne ferai pas comme mon père. »
Il se releva à nouveau, prêt à s’enfuir et, une nouvelle
fois, le maître d’hôtel fit miraculeusement son apparition à ce moment-là,
pressant d’une main ferme sur l’épaule du pauvre Johan pour le forcer à se
rasseoir.
La Grande Dame Slave semblait avoir perçu le manège
également, car elle leva un sourcil taillé en pointe, parfaitement épilé, avec
un léger signe de tête à mon intention.
Il me semblait que l’ébauche d’un plan se faisait jour dans
notre esprit, et je brûlais de pouvoir partager mes interrogations avec elle.
Un cri de rage étranglé en provenance du petit homme blond
m’obligea à reporter mon attention sur lui : il était en train de se
débattre sur la chaise, mais le majordome le maintenait fermement en place par
une clé de bras autour du cou, toute trace de bonhomie ayant quitté son visage.
Figés de stupeur, nous nous retrouvâmes dans l’incapacité de
réagir. La femme à côté de Johan, une femme à la peau noire et aux yeux brillants,
fut la première à réagir : « Arrêtez, vous aller le
tuer ! »
Son cri de détresse nous sortit de notre paralysie, et nous
nous jetâmes d’un seul mouvement vers le duo. Le maître d’hôtel relâcha
instantanément son emprise, reculant de quelques pas et reprenant
instantanément son expression de placidité, malgré une mèche folle échappée de
sa coupe gominée et sa livrée froissée.
Le Docteur Singh se précipita pour examiner le boucher
allemand, tandis que notre cinquième amie le secondait de son mieux, épongeant
le front en sueur du pauvre Johan qui s’efforçait de reprendre son souffle.
Je sentis une main se glisser dans la mienne, et ne put
m’empêcher de frissonner lorsque la voix veloutée de la Grande Dame Slave se
mit à susurrer dans mon oreille.
« Intéressant, qu’en pensez-vous, Mademoiselle
Delacroix ? Nous voilà avec un maître d’hôtel qui sort de
l’ordinaire, pour faire ainsi preuve de violence. Et cette force ! Le bon
Monsieur Eschenbach semble d’une capacité physique suffisante par rapport à lui,
et pourtant, il l’a terrassé en un rien de temps, et l’aurait probablement
achevé si personne n’avait levé le petit doigt. N’est-ce pas
curieux ? »
L’once de jubilation que je détectais dans sa voix me fit
frémir un peu plus, et je me gardais bien de révéler mes pensées. Il fallait
garder la femme à l’œil. Toujours collée à moi, ses ongles acérés plantés dans
le dos de ma main, elle eut un rire de gorge si bas que je doute qui quiconque
autre que moi put l’entendre. L’instant d’après, elle s’éloignait de moi,
roucoulant auprès de ce pauvre Johan pour s’assurer qu’il allait mieux.
Lorsque le silence fut presque revenu et l’agitation
retombée, le majordome se racla la gorge, demandant d’une voix parfaitement
plate : « Ces messieurs-dames prendront-ils un café ? Un
thé ? Peut-être un petit digestif ? »
Nous marmonnâmes collectivement une réponse inaudible et il
hocha la tête, sortant une nouvelle fois de la pièce avec une légère courbette.
Le Docteur Singh se laissa lourdement tomber sur une chaise,
sa moustache faisant désormais grise mine, comme reflétant la morosité
ambiante. Nous avions été brusquement rappelés au sort imminent qui nous
attendait, et aucun d’entre nous n’était réellement prêt.
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