mercredi 30 octobre 2019

NaNovember 2018 #13 : Guarded

13/ Les enfants-épines


Braelyn savait qu’elle devait se montrer prudente. La cellule d’Arian était loin dans les profondeurs du palais, et nul doute que plusieurs cerbères armés jusqu’aux dents garderaient sa porte.

Les geôles d'Ellaos étaient réputées pour être ultra-sécurisées. Les rares prisonniers qui avaient tenté de s’évader n’avaient jamais passé les portes vivants, et leurs ossements ornaient désormais la salle des gardes.

Cela faisait des mois qu’elle bossait sur son plan. Il avait fallu se faire embaucher parmi les servantes du palais, sous une fausse identité, parfaitement grimée. Elle avait coupé ras ses longues boucles brunes, et avait demandé à son oncle de lui scarifier le visage pour recréer ces marques caractéristiques des anciens réfugiés de l’Outre-mer. Il avait pleuré en enfonçant la pointe de son couteau dans la chair tendre de ses joues, mais elle était décidée : elle n’abandonnerait pas son frère, et serait prête à donner sa vie pour le sauver.

A sa naissance, on avait découvert qu’Arian était atteint d’une malformation génétique. Il était intégralement couvert d’un important duvet blanc, et les os de son dos saillaient pointus sous sa peau. Leur père était décédé quelques mois auparavant, et leur mère, découvrant son nouveau-né, était entrée dans une profonde dépression. Elle avait fini par s’enfuir, et Braelyn et Arian avait été recueillis par leur oncle.

Partout dans le royaume, on avait assisté à la naissance d’enfants présentant les mêmes caractéristiques qu’Arian, mais rares étaient ceux qui survivaient au-delà de la première année. Les Anciens disaient que c’était la malédiction des Montagnes qui s’abattait sur le royaume, et que les enfants-épines, comme on les appelait, mèneraient le monde à sa perte.
Pour Braelyn, ce n’était que balivernes. Arian avait été le plus doux et le plus calme des bébés, et avait grandi pour devenir un jeune homme brillant d’une intelligence particulière, aimant et généreux, mais à la santé fragile. Elle estimait qu’il était de son devoir de veiller sur lui, en tant que grande sœur.


Lorsque les rafles avaient commencé, elle n’y avait pas cru. Partout dans les villages, on entendait des histoires d’enfants-épines qui avaient disparu, soudainement, en pleine nuit.
On murmurait que la fiancée du Prince était gravement malade, et que le Conseil des Anciens l’avaient persuadé que c’était à cause de la malédiction des Montagnes.
Mais petit à petit, elle n’avait plus pu nier. Des placards apparaissaient dans tout le royaume, invitant les enfants-épines à se faire recenser. Ils devaient être inscrits sur des registres officiels, et se présenter chaque semaine au bureau de la milice locale. On leur avait interdit l’accès à certaines professions. Puis on leur avait interdit de se marier, et de faire des enfants.
Les disparitions nocturnes continuaient. Certains enfants-épines avaient décidé de s’enfuir, et des familles entières pliaient bagages. 



Leur oncle avait supplié à Arian de partir également. Mais il avait refusé. Il n’avait rien fait de mal, jamais. Il n’y avait aucune raison qu’on s’en prenne à lui. S’il continuait à se comporter en citoyen modèle, tout irait bien. Braelyn n’était pas convaincue. Il suffisait que son frère ne soit pas rentré à la tombée de la nuit, et son imagination s’emballait, imaginant le pire.

Et puis, une nuit, il n’était pas revenu. Braelyn était restée assise face à la porte jusqu’au petit matin, le cœur battant. Dès les premiers rayons de soleil, elle avait couru chez le boulanger, le patron d’Arian, qui avait accepté de l’embaucher lorsqu’il avait perdu son emploi précédent, sur la liste des métiers interdits. L’artisan lui avait dit que la milice était venue la veille au soir, demander à Arian de les suivre. Ils avaient quelques questions à lui poser. Le boulanger était sûr qu’il serait rentré chez lui ensuite.

Braelyn avait mené l’enquête, interrogé tous ceux qu’elle connaissait. Elle avait fini par apprendre qu’il avait été traîné dans les geôles du palais, car des plaintes pour agression auraient été déposées contre lui par plusieurs villageois. Braelyn savait que c’était faux, mais le lendemain, un procès avait eu lieu. Elle s’était glissée dans la salle et avait découvert plusieurs de ses voisins, en larmes, témoigner contre son frère. Arian avait été jeté en prison derechef, en attendant son exécution.

Elle avait reçu un courrier anonyme : l’un des témoins lui confessait avoir menti, forcé par les autorités. La milice avait menacé d’assassiner toute sa famille s’il n’obéissait pas.

Braelyn ne pouvait pas en vouloir à ses voisins. Elle aurait tout tenté également pour sauver son frère d’une mort certaine, et c’est d’ailleurs exactement ce qu’elle allait faire.
C’est ainsi qu’elle avait infiltré le palais, se mêlant aux servantes d’Outre-mer, le crâne rasé, le visage scarifié. Seule la couleur de ses yeux aurait pu la trahir, mais personne ne prêtait attention au petit personnel, alors elle ne risquait pas grand chose.
Elle avait réussi à se faire envoyer en salle des gardes, où elle devait s’assurer de leurs repas, de la propreté de la salle. Ils avaient la réputation d’être des brutes épaisses, à la main lourde et baladeuse avec les servantes, qui répugnaient toutes à se rendre dans leurs quartiers. Braelyn prenait sur elle. Elle pouvait supporter les blagues graveleuses, les mains aux fesses, le harcèlement, car elle n’avait qu’un objectif en tête : sauver son frère.
Petit à petit, elle avait remarqué que l’un des gardes s’attardait toujours dans la salle lorsque ses camarades étaient partis. Il la fixait du regard, sans un mot. Alors elle lui apporta des cadeaux. Une pâtisserie épicée qu’elle déposait dans une assiette près de lui avant de sortir de la salle, une fiole de vin sucré.
Elle avait compris que c’était gagné lorsqu’il lui avait déposé un petit bouquet de fleurs séchées. Le lendemain, elle avait accroché les fleurs à son tablier et, observant le garde à la dérobée, avait constaté son sourire lorsqu’il l’avait aperçue. Elle avait souri aussi en balayant. Puis elle avait été appelée à leur table pour remplir leurs chopes et, se penchant délicatement sur lui, sentit sa main glisser une note dans la poche de sa robe.
Il lui donnait rendez-vous ici, tard le soir. Lorsqu’elle était arrivée, il s’était jeté sur elle en l’embrassant. Elle lui avait rendu son baiser, les yeux fermés. Il parlait beaucoup, lui disait à quel point il la désirait, il avait envie d’elle. Elle l’avait retrouvé tous les soirs pendant une semaine. Il la prenait là, sur la table des déjeuners, le visage enfoui dans sa poitrine, pilonnant quelques minutes avant de s’écrouler. Alors elle lui servait du vin et le faisait parler.

C’est ainsi qu’elle avait appris que les enfants-épines était enfermés au 3ème sous-sol, dans des cellules sans lumière, ne mangeant et buvant que lorsque leurs gardiens l’avaient décidé. L’un d’entre eux, le pire, celui qui avait eu un procès public, était attaché contre un mur et n’avait dû manger que deux fois depuis qu’il était arrivé. Après tout, pourquoi nourrir un monstre, d’autant plus qu’il serait exécuté à la prochaine lune ?
Braelyn sursauta. C’est d’Arian qu’il parlait, son Arian ! Et la prochaine lune était dans deux nuits ! Elle devait faire vite.

Le lendemain, elle fit le tour des rares amis qu’il lui restait au village, et soudoya tout le monde. Elle réunit toutes les denrées qu’elle put, le boulanger lui offrit plusieurs plaques de pâtisseries au miel, et elle acheta deux pleins tonneaux de bières, dans lesquelles elle glissa des herbes de sommeil.

Le soir venu, son oncle l’accompagna, grimé en vieillard. Ils livrèrent la bière et les plats en salle des gardes, puis il disparut alors qu’elle faisait le service. C’était un cadeau des villageois, leur dit-elle, pour les remercier de les protéger contre ces monstres d’enfants-épines.
Ils festoyèrent de longues heures durant, levant leurs chopes pour réclamer toujours plus de bière, se gavant de tous les plats que Braelyn avait prévu. Son garde la coinça même dans un coin de la pièce pour l’embrasser à pleine bouche, la remerciant de ce beau cadeau, et lui promettant de la rejoindre plus tard.
Quelques heures après, ils s’étaient tous écroulés dans leurs gamelles, et des ronflements sonores résonnaient dans la pièce. Braelyn s’emparant d’une dague et d’un jeu de clefs, et se dirigea, résolue, vers les sous-sols.

Lorsqu’elle pénétra dans les gêoles des enfants-épines, une odeur âcre lui saisit la gorge et lui brûla les yeux. Ça sentait la pisse et le désespoir, et elle entendait des pleurs  s’échapper de quelques cellules. Elle se rapprocha discrètement du fond de la pièce quand elle les vit : deux gardiens, à la mine sévère, devant une porte. Dissimulant la dague dans un repli de son jupon, elle s’empara du plateau qu’elle avait emporté avec elle, chargé de pâtisseries et de chopes de bière.
Elle se rapprocha en ondulant, se raclant la gorge :

“Bien le bonsoir, sieurs ! Vos collègues m’ont demandé de vous apporter ceci ! Régalez-vous !”
Et elle leur offrit son sourire le plus innocent. Les deux cerbères prirent le plateau sans se dérider, et la congédièrent sur le champ.
Elle fit mine de s’éloigner, avant de se blottir dans un recoin, dissimulée à leur vue. De là, elle les observa boire leur bière, lentement, avec parcimonie. Elle s’impatientait. Lorsqu’enfin ils s’écroulèrent l’un sur l’autre, elle se précipita sur la pointe des pieds. Elle vola également leur trousseau, et ouvrit la cellule, retenant son souffle. S’emparant d’une torche, elle pénétra dans la pièce. Au fond, suspendu au mur, Arian était inconscient. Des fers le retenaient par les bras, les chevilles et le cou. Il était si maigre et si pâle qu’il en était presque transparent.
Elle accourut le libérer. Il était si léger qu’elle pouvait le porter. Il reprit conscience lorsqu’elle lui caressa le visage. “Arian. Je suis venue pour te sauver…”

Elle le prit dans ses bras et s’empressa de sortir. Devant la cellule, les gardes étaient toujours inconscients. Ils se faufilèrent au dehors, sans un bruit. Là, leur oncle les attendait avec une charrette. Ils s’enfuirent dans la nuit.

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