vendredi 27 août 2021

Le Dîner - la Fin vue par Solen

  Avant de vous dévoiler la fin telle que je l'ai écrite, voici l'une des fins alternatives proposées. C'est la version de Solen qui est la première version à m'avoir été évoquée, et c'est donc la première à être publiée ici. 1176 mots - et pour rappel, le chapitre qui précède est à lire ici


Je sortis précipitamment, laissant l’Ukrainienne brisée derrière moi. Il était urgent de trouver Johan. Soit Olena continuait à nous manipuler, soit quelque chose de pire se tramait. Il nous fallait fuir ensemble. 

Je courais dans les couloirs, n’osant pas crier par peur d’attirer la mauvaise personne. Je ne savais même pas si le boucher était toujours dans l’hôtel. Finalement, alors que je débarquais en trombe dans la salle Andrássy, celle où tout avait commencé, je tombais nez à nez avec sa silhouette massive qui sortait des cuisines. 

Un immense soulagement s’abattit sur moi, et je souris. 

“Johan, enfin te voilà. J’avais peur qu’il te soit arrivé quelque chose.”

Il était pâle, une fine pellicule de sueur recouvrant son front, le regard fuyant. Je ne m’attardais pas sur ses détails. Moi aussi j’avais peur, et mon apparence faisait peine à voir ces derniers jours. 

“Tout va bien, Camille. Mais tu m’as l’air bien essoufflée, que se passe-t-il ?”

J’inspirais profondément, tentant de me calmer, mais les mots franchirent le barrage de mes lèvres sans que je puisse les retenir plus longtemps. Dans un anglais éraillé mâtiné de français et des rares mots allemands que je connaissais, souvenir du collège, je lui expliquais tout : ce qui avait poussé Olena à nous faire venir, ce qu’elle m’avait raconté, mes incertitudes, mais aussi et surtout qu’elle disait être innocente en ce qui concernait les meurtres du Dr Singh et d’Ekundayo. Une partie de moi la croyait sincère, et je ne cachais pas mon sentiment à Johan. 

Quand je m’interrompis enfin, épuisée et à bout de souffle, le pauvre homme avait le regard vide, les bras ballants le long de son corps. Je posais ma main sur son avant-bras, et l’appelait doucement, mais il ne réagit pas. Je décidais de prendre les devants, et l’entrainais à ma suite. 

“Viens, allons rejoindre Olena dans ma chambre et partons. Si nous restons ensemble, il ne pourra rien nous arriver.”

Il hocha la tête et m’emboîta le pas, se laissant aisément tracter malgré son indéniable force physique. J’en fus soulagée : je n’étais pas sûre qu’il restait en moi de quoi l’y obliger vraiment. 

Nous marchâmes en silence, l’oreille aux aguets, jusqu’à mon étage et la porte de ma chambre, qui était entrebâillée. J’hésitais un instant. Ne l’avais-je pas refermée derrière moi en partant ? Et si Olena m’avait menti et en avait profité pour prendre la fuite ? Et si le tueur avait débarqué en mon absence ? Je posais ma main à plat sur le bois rouge, et poussais doucement, bénissant ce lieu luxueux où rien ne grinçait jamais. Je souris en découvrant Olena, toujours assise au même endroit, et qui me souriait timidement, visiblement rassurée de mon retour. 

“J’ai trouvé Johan. Nous pouvons nous en aller à présent. C’est fini.”

Je m’écartais pour laisser rentrer le grand blond, mais avant que je puisse réagir, l’Allemand m’envoyait valser contre le mur, et se jetait sur l’Ukrainienne qui poussa un hurlement de terreur que j’entendis résonner dans tout mon corps. Le choc de mon crâne heurtant la boiserie m’assomma, et je me retrouvais un instant incapable de lutter. Mon corps me semblait figé sur place, alors même qu’Olena se faisait étrangler sous mes yeux. Malgré tout, l’instinct prit le dessus, et je me retrouvais très vite à m’enfuir à toutes jambes, ignorant la pulsation de douleur qui faisait tempête sous mon crâne, ne pensant qu’à partir loin, très loin. 

Les heures qui suivirent restent floues pour moi. Je me rappelle avoir atterri dans la rue, hagarde et terrifiée, agrippant les passants pour les supplier d’appeler la police. La plaie sur mon crâne saignait abondamment, et plus que mes bégaiements affolés, c’est probablement mon apparence qui a poussé un couple de trentenaires, deux grands hommes à la silhouette élancée, à me conduire au poste de police, où je n’eus le temps que de marmonner “meurtrier” et “Palais Gresham” avant de m’évanouir prestement. 

La suite, ce sont les enquêteurs qui me l’ont racontée. Une unité s’est précipitée sur place, prenant d’assaut le luxueux hôtel. Malgré les sommations des policiers, Johan s’était jeté sur eux en vociférant et avait été abattu sur le champ. Ils trouvèrent le cadavre d’Olena dans ma chambre, et le Dr Singh et Ekundayo dans la chambre froide, comme je le leur avais indiqué. Mais ils trouvèrent aussi le corps d’Anton, battu à mort,  et de plusieurs serveurs, poignardés dans la cuisine. Le tout vraisemblablement de la main de Johan. 

Ce qui s’est passé à Budapest me hante toujours, bien des années plus tard. Je suis entrée en contact avec Katja et ses enfants. La femme de Johan ne s’est jamais remise de cette histoire, elle non plus. Elle me raconta longuement comment son mari pleurait des heures durant au téléphone, terrifié à l’idée de mourir loin d’elle, puis comment, peu à peu, son discours, sa voix avaient changé. Comment, impuissante, elle avait écouté son mari sombrer dans la folie, nuit après nuit. Elle n’avait rien dit, n’avait pas voulu y croire. Elle avait fermé les yeux pour préserver sa famille, et la culpabilité la rongeait désormais. J’aurais voulu pouvoir lui dire que je la pardonnais pour l’aider, peut-être, à faire son deuil, mais je n’ai pas pu. Le mois dernier, Isabella, l’aînée de la famille, m’a appelée pour m’annoncer son décès. J’ai de la peine pour elle et pour ses frère et soeur : leur histoire de vie est entachée à jamais des erreurs de leurs parents. 

De mon côté, j’ai longtemps cherché à comprendre. Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je la seule survivante de ce drame ? Pourquoi Johan m’a-t-il épargnée, ce jour-là ? Dans la salle Andrássy, dans les couloirs de l’hôtel, il n’a pas manqué d’opportunités de m’ôter la vie. Malgré tout, je suis encore là aujourd’hui. J’ai touché l’héritage d’Olena. Il ne restait que moi. J’ai tout reversé : à la famille d’Ekundayo au Nigéria et aux Etats-Unis, aux enfants de Johan. Le Dr Singh est désormais enterré dans son charmant village de Barmby on the Marsh. J’ai donné une partie de l’argent à l’école du village, de quoi payer un beau voyage en hommage au vieil homme. Ce qu’il restait m’a servi à embaucher une jeune femme pour travailler avec mon au salon de thé. 

Je regarde toujours derrière moi partout où je vais. J’ouvre le courrier d’une main tremblante. Moi qui avais l’âme aventurière, j’ai peur de sortir de chez moi. Je ne sais pas trop si vous raconter mon histoire m’aura aidée. Au moins ai-je eu l’impression de rendre hommage au Dr Singh, à Ekundayo, à Olena, qui n’auront pas eu la chance de faire un dernier voyage, d’écrire un dernier best-seller ou de se trouver une dernière famille. Désormais, il n’y a plus que du chagrin : pour ces vies gâchées, les leurs mais aussi celles de Johan, de Katja, de leurs enfants, d’Anton et de toutes les victimes d’une mauvaise farce qui a tourné à l’horreur. Et pour moi, qui vis avec le poids de leur histoire. Mon corps est toujours là, mais d’une certaine manière, moi aussi, je suis morte cette semaine-là. 

FIN

samedi 21 août 2021

[Défi Marathon - Semaine 6] Le Dîner - 5ème partie

 Semaine 6 du Défi Marathon de Vicky Saint-Ange : unifier les textes. Ayant participé au Défi Sprint, je connaissais la contrainte, et j'ai triché un peu en écrivant la même histoire de semaine en semaine. 
Je me suis malgré tout efforcée de faire des call-backs aux épisodes précédents. Au final, mon texte de conclusion faisait 2072 mots, et je n'étais pas satisfaite de la piste suivie. 
J'ai donc décidé de couper la poire en 2 : vous n'aurez cette semaine qu'une partie de texte (1320 mots). Ce que j'attends de vous, c'est de me donner vos théories sur la fin de l'histoire : ici en commentaires, sur Twitter si c'est de là que vous arrivez, en DM sur Discord (nom d'utilisatrice : Mamie Odetolily#6859). Et j'écrirais vos versions, et je dévoilerai la mienne plus tard. Allez ! 


Il fallut que la pauvre Ekundayo Saka soit retrouvée flottant dans la piscine, noyée, pour que je la raye de ma petite liste de suspects. Nous en étions au jour 8, et l’animosité régnait dans notre prison dorée, ce beau Palais Gresham qui nous semblait désormais terrifiant, sa grandeur funeste alors que le silence y régnait.

Je devais avouer que la jeune Nigériane avait fait une candidate idéale : écrivaine, autrice de polars, elle avait elle-même avoué sa fascination pour le huis-clos que nous vivions. Elle aurait très bien pu en être l’instigatrice, reproduisant une étude grandeur nature pour son prochain roman, ou ayant simplement pété les plombs à force d’inventer des horreurs perpétrées par des personnages fictifs, et décidé de passer à l’acte par elle-même.

Mais elle était morte, désormais, et le mystère s’épaississait. Les lettres disaient que nous mourrions au terme de quinze jours, mais cela faisait à peine plus d’une semaine et deux d’entre nous avaient déjà passé l’arme à gauche. La paranoïa nous gagnait, alors que les sbires chargés de notre surveillance se raréfiaient.

Pourquoi alors ne me suis-je pas enfuie ? Je me suis posé la question des centaines de fois. J’aurais pu partir, me battre, alerter quelqu’un, mais je suis restée passive, tel un lapin pris dans la lueur des phares.

Je n’osais plus ou presque sortir de ma chambre. Mes escapades consistaient en des raids dans la cuisine, empilant des provisions et rasant les murs des couloirs avant de retourner dans la suite qui m’avait été allouée, tous les sens en alerte.

Je rêvais toutes les nuits du Dr Singh et d’Ekundayo. Ils me hantaient, me promettaient que j’étais la suivante sur la liste, que j’allais les rejoindre. Je me réveillais en sueur et terrifiée.

Parfois, je croisais Olena lors de mes rares sorties. Elle semblait complètement éteinte, vidée de toute substance. Ses longs cheveux blonds pendaient tristement, secs et ternes le long de son visage, ses traits pâles et creusés étaient accentués par l’absence de maquillage. Il ne restait rien de la femme affirmée et mystérieuse qu’elle était le premier soir, celle qui avait joué avec les nerfs du Dr Singh, dont la vivacité d’esprit m’avait tant fascinée. Si je n’avais pas été capable de la toucher pour m’assurer de sa consistance, j’aurais pu jurer avoir affaire à un fantôme.

Le pauvre Johan, lui, restait introuvable. Peut-être avait-il finalement trouvé moyen de prendre la poudre d’escampette et de retourner auprès de sa douce Katjia, peut-être serait-il le seul rescapé de notre funeste aventure. Je l’espérais pour lui. Que l’un d’entre nous s’en sorte.

Je crois que j’avais à ce moment-là fait le deuil de ma propre vie. J’étais résignée, et ne faisais que retarder le sort. La mort m’avait été promise, et c’était elle que j’attendais.

Finalement, au terme du douzième jour, des coups frappés à ma porte me firent sursauter. Etait-ce le destin qui venait me cueillir. J’ouvris en tremblant.

Olena se trouvait face à moi, les yeux baignés de larmes, sa silhouette squelettique enveloppée dans un châle diaphane qui n’empêchait pas les frissons de parcourir son corps.

« Camille, me dit-elle en chuchotant, les yeux écarquillés de terreur. Je viens me confesser. »

Je reculais de quelques pas pour lui permettre de rentrer, sans pour autant la quitter des yeux. Je ne savais pas où elle voulait en venir, et malgré son apparence fragilité, rien ne me garantissait qu’elle n’allait pas soudainement m’attaquer.

 

Elle se contenta de se laisser tomber lourdement sur le lit, comme si son corps avait perdu toute force et gisait là, désarticulé. Je m’approchais à pas de loup, peinant à me départir de ma méfiance, mais étonnée malgré tout de son comportement, tant Olena me semblait désormais éloignée de la Grande Dame Slave qui m’avait tant impressionnée les premiers jours. Je remarquais que ses yeux étaient rougis et bouffis de larmes, et un sentiment d’horreur m’envahit. Venait-elle m’avouer qu’elle avait assassiné le Docteur Singh et Ekundayo ?

Elle leva un regard implorant vers moi, et je m’agenouillais face à elle.

« Olena. Parlez-moi, que venez-vous confesser ? »

Elle prit une inspiration hachurée par les sanglots, avant de se lancer dans son récit.

« Si vous vous rappelez bien, je n’ai jamais eu l’occasion de vous raconter mon histoire. Mon nom est bien Olena Serhiyivna Volkova, je suis bien Ukrainienne, et j’ai bien 54 ans. Mon père n’était pas une victime du Goulag, mais un homme haut placé dans la hiérarchie du KGB. Je suis une riche veuve qui a grandi dans un monde d’espionnage, de contre-espionnage et de trahison. J’ai toujours soupçonné feu mon mari d’avoir fait assassiner mon père, et Poutine d’avoir fait assassiner mon mari. J’ai quitté l’Ukraine pour le Royaume-Uni en 2012, décidée à vivre une vie de calme.
J’ai découvert l’ennui. Les mensonges et les manigances se sont mis à me manquer très vite. Alors j’ai élaboré ce plan. Quand j’étais enfant, le Palais Gresham appartenait à la ville de Budapest, et j’y ai assisté à de nombreuses réunions secrètes. J’ai eu envie d’y réunir des gens à la personnalité ou à l’histoire de vie intéressante. Je voulais tuer l’ennui. La vérité, c’est que je vous ai tous choisis plus ou moins au hasard, au travers de recherches internet diverses et variées. Il n’a jamais réellement été question que qui que ce soit meure. C’était juste un moyen de vous attirer ici. »

Elle s’arrêta pour reprendre son souffle et éponger ses yeux baignés de larmes. La tête me tournait et je reculais un peu plus, m’arrêtant une fois le dos au mur. Je me sentais vidée de toute énergie, et je n’y comprenais plus rien.

« Olena…, murmurais-je. Je ne comprends pas. »

« Le directeur de l’hôtel est un vieil ami. Je l’ai grassement payé pour louer le bâtiment en entier pour quinze jours. J’ai embauché des acteurs pour faire le personnel. Anton – notre maître d’hôtel – est parfait, n’est-ce pas ? Une vraie perle. Ils ont pris peur à la mort du Docteur, et ils refusent désormais de rester jour et nuit. Je ne peux pas leur en vouloir. J’ai peur, moi aussi. »

« Mais que devait-il se passer exactement ? »

Je n’arrivais toujours pas à voir où Olena voulait en venir, et la colère commençait à monter.

« Je suis mourante. »

Elle baissa les yeux. Elle me semblait si petite et si fragile, j’aurais pu la prendre en pitié si la situation avait été différente.

« J’ai tout cet argent, et personne à qui le laisser. Je n’ai pas de famille. Alors m’est venue cette idée de réunir quatre inconnus. S’ils étaient assez braves pour venir malgré les menaces, ils méritaient de toucher une part de mon héritage à ma mort. Je voulais des esprits libres et indépendants, des gens qui ont surmonté des difficultés, des gens à l’opposé de mon existence. Toutes ces menaces dans la lettre, c’était juste des paroles en l’air. Il n’y a que moi qui était censée mourir au terme de ces deux semaines avec vous. Mon notaire a essayé de me dissuader mais… J’ai toujours été têtue… »

« Olena ! Le Docteur Singh est mort égorgé ! Ekundayo a été noyée ! Comment l’expliquez-vous ? »

Elle s’effondra en larmes. Je me relevais, faisant les cent pas dans la chambre. Tout en moi me criant d’aller la consoler, mais toutes ces révélations étaient beaucoup trop perturbantes. Si tout cela était faux, pourquoi est-ce que nous mourrions tous à tour de rôle. Et qui était le prochain sur la liste ?

Une idée me vint enfin.

« Vous pouvez appeler quelqu’un ! Vous devez forcément avoir encore des contacts au KGB. Quelqu’un doit pouvoir nous venir en aide ! »

 

Elle secoua la tête.

« C’est fini, Camille. Nous allons mourir. »

« Je vais chercher Johan et lui expliquer la situation. Nous allons nous en sortir ensemble. »

dimanche 15 août 2021

[Défi Marathon - Semaine 5] Le Dîner - reprise de la partie 1

 Cinquième semaine du Défi Marathon de Vicky Saint-Ange : corriger/éditer son texte de la première semaine, et l'augmenter de 1000 mots. 
J'ai rajouté une partie avant, et j'ai affiné/corrigé certaines choses. Pour comparer, la semaine 1 était . 2507 mots


Je ne pensais pas un jour prendre la plume et écrire mon histoire. L’histoire d’un cauchemar sur fond de mystère. L’histoire de cinq destinées entremêlées par l’horreur et la mort. Il n’y a pas de morale à cette histoire, pas de justice. S’il y en avait une, ce n’est pas de ma plume que serait signé ce récit. Pardonnez-moi d’avance si je me perds en circonvolutions, si j’en dis trop, ou pas assez, par moments. Il vous suffira d’une recherche rapide en ligne pour trouver tous les détails sordides. Ce que je veux, moi, c’est exorciser, c’est commémorer. C’est rendre hommage.

Je ne crois pas que j’arrêterai un jour de regarder derrière mon épaule partout où je vais, de trembler de peur en ouvrant mon courrier. On dit que la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit : c’est faux. La foudre est imprévisible, elle peut tomber partout et n’importe où, au même endroit ou non. Rien n’empêche la foudre de tomber, pas même un paratonnerre. Il limite juste les dégâts.

Ma paranoïa est désormais mon paratonnerre. Les deux mots ont le même préfixe, qui en grec signifie « contre », comme « contre le tonnerre » ou bien « à côté de », comme le paranoïaque, littéralement « à côté de l’esprit ». Et pourtant, je défie quiconque de définir ma méfiance comme irrationnelle, comme la manifestation d’une démence. Je ne suis à côté de rien, ni de mes pompes, ni de la plaque. Bien au contraire, j’ai l’impression d’avoir été plongée dans une réalité sordide que même les souffrances de mon enfance ne me l’avaient pas laissé entrevoir.

J’ai travaillé longtemps avec une psychiatre à tenter de regagner ma confiance en l’humain, à m’efforcer de dépasser mon traumatisme, alors même que je me croyais définitivement brisée. Puis j’ai réalisé que je n’étais pas cassée, mais que j’avais un excellent instinct de survie. Né du fin fond des enfers, soit, mais désormais bien présent. Ma vie ne sera plus jamais la même. Les blessures de l’âme mettent bien plus longtemps à guérir que les blessures physiques, mais peut-être y arriverai-je un jour. Peut-être que vous raconter mon histoire va m’aider.

Je me suis longtemps demandé ce qui m’avait poussée à prendre l’avion, ce dimanche 23 juin 2019. J’avais déjà vécu une vie si douloureusement intense, et j’avais enfin trouvé l’équilibre et la paix. Pourquoi tout risquer ? Je n’avais pas peur de la menace voilée. Les prémisses de la lettre étaient d’ailleurs bancales dès le départ : que l’on accepte l’invitation ou non, l’issue était néfaste. Venez et vous mourrez. Ne venez pas, et il vous arrivera quelque chose de bien pire. Pire que la mort ? J’aurais pu en trembler d’effroi. La vérité, c’est qu’une partie de moi n’a jamais réellement envisagé d’ignorer la requête du mystérieux inconnu. J’ai longuement envisagé que ce ne soit qu’un spam, une farce idiote, mais je n’ai jamais considéré la menace en tant que telle. Je ne sais pas ce que ça dit de moi.

Je me rappelle avoir cherché sur internet l’existence d’autres destinataires, mais je n’ai rien trouvé. Je n’ai pas non plus songé à laisser moi-même une trace au cas où quelqu’un ferait la même recherche que moi plus tard. C’est encore un mystère supplémentaire. J’imagine que j’étais trop happée par l’aventure pour faire appel à mon bon sens. Le web n’existait pas à l’époque d’Agatha Christie, après tout.

Toujours est-il que j’ai passé de longues journées à me demander si d’autres personnes avaient été comme moi invitées, à quoi elles ressembleraient, quelle serait leur histoire de vie. Je me suis aussi efforcée d’imaginer mon hôte. Rien de tout cela ne m’a préparée à la brutale réalité. Je ne sais pas si je découvrirai un jour une personne qui a reçu la lettre et n’est pas venue. Si vous existez, si vous me lisez, contactez-moi. J’ai beaucoup de questions et pas assez de réponses.

 

C’est la première pensée qui m’avait frappée à mon arrivée à l’hôtel, lorsque j’avais débarqué, conduite par un majordome à la mâchoire carrée et à la silhouette fine et dynamique dans la salle où les dîneurs étaient rassemblés. Nous étions cinq personnes : trois femmes et deux hommes. Les cinq élus dans ce salon privé du Four Seasons Gresham Palace de Budapest qui nous avait été réservé.

Chacun d’entre nous avait reçu un billet d’avion accompagnant la lettre, peu importe notre situation géographique de départ : notre hôte, quelle que soit son identité, avait des moyens conséquents.

L’hôtel, bâtiment du début du XXème siècle dont la façade présente un savant mélange de style néoclassique mixé d’Art Nouveau. A l’intérieur, entre vitraux, bronzes, mosaïques et escalier monumental, tout respire le luxe.

Le même maître d’hôtel nous avait accueillis à l’entrée, tout en livrée et gants blancs, pour nous guider vers ce même espace, la salle de réception Andrássy, où de longs chandeliers de perles s’écoulent de plafonds hauts. Malgré l’immensité de la pièce – 157m², comme m’avait indiqué poliment le majordome en réponse à ma question -, les tons chauds du plafond et des murs lui conféraient une atmosphère intimiste. 

La salle était partiellement coupée par de grands rideaux occultants noirs, nous isolant du reste de l’hôtel. Malgré tout, l’espace était terriblement grand pour n’être actuellement occupé que par cinq personnes. J’étais la dernière débarquée, et tous se regardaient en chien de faïence, incertains de la conduite à tenir.

Je fus la première à briser le silence. Il faut dire que j’étais plus curieuse qu’apeurée, encore alors persuadée que nous étions juste les victimes de la farce d’un vieux milliardaire excentrique. M’éclaircissant la gorge pour attirer sur moi le regard des quatre autres protagonistes de ce qui s’annonçait comme un étrange dîner, je demandais, en français :

« Avons-nous tous reçu le même courrier ? »

Puis je répétais la même question en anglais, pour bien être sûre de me faire comprendre :

« Did we all receive the same letter ? »

Lorsque je fus bien sûre qu’ils m’accordaient tous leur attention, j’entamais ma lecture.

« Chère Mademoiselle Delacroix,

Vous êtes cordialement invitée à dîner le 23 juin 2019 dans la salle Andrássy de l’hôtel Four Seasons qui occupe actuellement le magnifique Palais Gresham, à Budapest. Vous trouverez ci-joint un billet d’avion aller. Une chambre vous sera attribuée sur place pour le temps de votre séjour, qui sera de deux semaines, au terme desquelles vous mourrez. Je vous invite fortement à ne pas prendre le risque d’ignorer mon invitation.

Au plaisir de vous rencontrer »

 

Le frisson qui me parcourut à la fin de la lecture était toujours le même depuis six mois que j’avais ouvert l’enveloppe contenant cette étrange lettre, et la sensation se faisait étrangement familière. J’avais à peine commencé à traduire les premières lignes que l’homme le plus proche de moi, un sexagénaire avec des moustaches en guidon de vélo, un veston, une montre à gousset et un monocle m’interrompit, dans un anglais approximatif mâtiné d’un accent que je peinais à placer.

« I think the letter is the same. Please, young lady, look at mine. »

Je lui souris, et pris le document qu’il me tendait, parcourant la feuille rapidement. Le papier était en effet le même, dans les tons de crème, avec un filigrane à la dorure en en-tête, une écriture manuscrite toute en courbes et déliés, une calligraphie qui traduisait l’aisance. Et une absence frappante de signature. La lettre était écrite en anglais, contrairement à la mienne, qui était rédigée en français et, pour autant que je puisse le dire, aucune des deux ne contenait de fautes.

La comparaison permit de délier les langues des autres personnes présentes dans la salle. Nous avions tous reçu la même missive, à peu près au même moment, délivrée par coursier à notre domicile ou sur notre lieu de travail. C’était bien là la seule chose qui nous rassemblait. Pour tout le reste, nous étions tous différents et uniques. Il nous faudrait un long moment à comparer nos histoires de vie pour nous en assurer. A l’époque, nous n’avions pas réalisé que ce qui nous liait était tout simplement notre destin, et non pas notre passé.

J’avais été la première à briser la glace entre nous, alors je commençais tout naturellement le tour de parole, tandis qu’un ballet de serveurs se déroulait à côté de nous, le personnel de l’hôtel navigant en toute discrétion pour dresser une table de cinq couverts dans la salle où nous nous trouvions.

Je relevais leur manège du coin de l’œil, décidant de les ignorer pour le moment, alors que mon auditoire était suspendu à mes lèvres.

Issue de parents modestes et aimants, un plâtrier-peintre pour une grosse entreprise de BTP et une institutrice, j’étais née le 11 juillet 1983 à la maternité de Nantes, au cœur d’une violente canicule qui pousse ma mère à m’appeler Hélène, prénom dont l’étymologie remonterait au mot grec signifiant « chaleur ».  Enfant unique, je n’étais pas pour autant choyée : le penchant de mon père pour l’alcool empirait avec les ans, entraînant petit à petit ma mère dans une dépression dont elle ne sortirait jamais.

Mon père a tué ma mère, et la cirrhose a tué mon père. A 23 ans, je me retrouvais orpheline, cumulant les petits boulots pour payer des études en lettres modernes qui ne me serviraient jamais. Je tombais amoureuse de mon professeur à l’université, et après une relation houleuse de six mois, m’enfuyais avec son frère, de dix ans plus jeunes que lui. Nous avons vécu d’amour et d’eau fraîche pendant 2 ans, avant qu’il ne décampe du jour au lendemain. Seule dans une ville inconnue, je me fis prendre en pitié par ma logeuse, une vieille fille qui avait 3 chats et pas d’enfants. Elle avait ouvert un salon de thé pour lequel elle cuisinait tous les soirs de délicieux gâteaux, et m’enseigna avec gentillesse et patience l’art de la pâtisserie. Je me mis à l’accompagner tous les jours au travail, servant les clients, faisant la poussière, mettant sans m’en rendre compte une touche de modernité au lieu. C’était un minuscule bâtiment en plein centre-ville, coincé entre une salle de sports et une supérette franchisée. La peinture de la façade, usée par le temps, s’écaillait, l’enseigne « Au Chat Ronronnant » déjà presque illisible. Les vitres étaient grisées par la pollution, des rideaux en velours rouge lourds de poussière encadrant les huisseries qui auraient eu grand besoin d’être rafraîchies.

Malgré tout, avec ses fauteuils élimés confortables autour de petite tables rondes chinées et sa porcelaine à fleurs désuète, le lieu avait son charme. Des odeurs de thé, de fleurs et d’agrumes flottaient en permanence dans l’air, et les douceurs confectionnaient la veille trônaient dans des vitrines joliment éclairées.

Désireuse d’apporter ma contribution, j’avais convaincu la propriétaire de fermer une journée, me débarrassant des rideaux et donnant un coup de peinture à tout ce qui m’était accessible. Achetant à un vieux tapissier du coin un assortiment de coussins dont il souhaitait se débarrasser et qu’il me céda à très bon prix, je profitais de la luminosité en vitrine pour créer un coin cosy, rajoutant une petite bibliothèque remplie de livres de poche écornés récupérés en brocante.

Le succès du lieu fut quasi immédiat et, pendant 8 ans, je fus l’adjointe de Mme Garcia, bien plus que sa locataire ou son employée. Elle était désormais décédée depuis 2 ans, et j’avais eu la surprise de découvrir qu’elle m’avait cédé le salon de thé et toute sa – maigre – fortune dans son testament.

J’avais rebaptisé le lieu « La dame aux chats » en son honneur, et c’est là que le coursier m’avait trouvée avec sa lettre mystérieuse.

C’était le 22 décembre 2018, dernier samedi avant la fermeture. Mon petit salon de thé ronronnait gentiment comme un chat roulé en boule au coin du feu. Des chants de Noël sortaient gaiement des hauts-parleurs, et une odeur de biscuits chauds, cannelle, orange et cacao, flottait dans les airs. J’avais le cœur léger et un uniforme de lutin qui faisait sourire tous ceux qui poussaient la porte. Mon thé préféré, un Oolong aux cinq épices, réchauffait les plus frileux, tandis que les gourmands s’arrachaient mon chocolat chaud aux éclats de canne à sucre et ses petits chamallows fondants à la surface. L’hiver était ma saison préférée, et je n’aimais rien de plus que répandre la joie à Noël. Je rêvais souvent de tout plaquer et de partir vivre dans l’une de ces villes qu’on voit dans les téléfilms en décembre, attirée par les décorations, la neige et l’esprit de communauté bien plus que par les romances qu’ils dépeignent.
Je n’avais pas spécialement prêté attention au coursier, sa casquette enfoncée sur son crâne et son uniforme noir. J’avais souri, pris l’enveloppe qu’il me tendait, signé le reçu, et il était reparti aussi sec alors que je me concentrai sur la commande en cours. A vrai dire, j’avais même tout oublié de la missive jusqu’à l’heure de la fermeture. Je prenais quinze jours de congés, et donc j’effectuais un ménage complet et un grand tri avant de partir, et c’est comme ça que j’avais retrouvé l’enveloppe, coincée entre le comptoir et la caisse.

Mon premier instinct à la lecture avait été de la jeter, mais ma curiosité avait pris le pas. Ça ressemblait un peu au point de départ d’un roman d’Agatha Christie, une autrice dont j’avais dévoré tous les ouvrages avec avidité. J’avais glissé la lettre dans mon sac, fermé le salon de thé, et grimpé les escaliers quatre à quatre jusqu’à mon petit appartement juste au-dessus.

 Je me rappelle m’être demandé si ce n’était pas une invitation pour une campagne de publicité quelconque, ou pour l’idée abracadabrante d’un client. Certains venaient parfois me trouver pour organiser des chasses au trésor ou de grandes parties de jeu dans la ville, et la missive collait parfaitement à l’ambiance de certains de ces événements.

À mon retour de congés, je passais plusieurs semaines à questionner l’ensemble de mes habitués sans succès, avant de me résigner à contacter la compagnie aérienne pour me renseigner. Je découvris avec surprise que le billet d’avion m’était bien réservé, en première classe, le 23 juin à 9h15 en partant de Roissy Charles de Gaulle. Je réfléchis longuement aux options qui se présentaient à moi : ignorer purement et simplement le courrier – que pouvait-il bien m’arriver ? – ou bien jouer le jeu et vivre une aventure. Je ne connaissais pas Budapest, n’étais même jamais sortie de la France, n’avais jamais pris l’avion. Je ne croyais pas un instant aux menaces de mort figurant dans le courrier.

Ma décision prise, les mois suivants m’avaient semblé s’écouler avec une lenteur insoutenable. Je trépignais d’impatience, ma curiosité me faisant oublier tout des menaces proférées. Enfin, je posais le 18 juin une pancarte annonçant la fermeture pendant 15 jours du salon de thé à compter du 22, remplissais rapidement un sac de voyage, et me payais un billet de train en partance pour Paris aux premières heures du 23 juin.

 

dimanche 8 août 2021

[Défi Marathon - Semaine 4] Le Dîner - partie 4

 Le Défi Marathon de cette semaine était : "Kill your darlings". Comme pour le Défi Sprint, j'ai eu du mal à interpréter la consigne. J'ai d'abord essayé de casser le schéma narratif mis en place dans les chapitres précédents. J'ai essayé de me déstabiliser avec une mise en abîme. Et finalement, j'ai tué un de mes personnages. Je ne sais pas si ça répond complètement à la consigne, mais je ne suis au moins mise en danger, et je suis sortie de ma zone de confort. 
Pour lire les parties précédentes : 1 - 2 et 3
Dans ce chapitre, sans qu'on rentre dans les détails, TW Mort et Sang. 1116 mots


Au milieu de l’abrutissement général, une voix veloutée s’éleva :

« L’intrigue demanderait à ce que je vous raconte mon histoire de vie à mon tour, cependant, il est désormais évident qu’il n’y a aucun schéma logique à ce qui nous arrive, et la mésaventure de M. Eschenbach nous aura montrés que nous sommes d’ores et déjà, à notre corps défendant, les victimes d’un jeu dont nous ignorons les règles. Malgré tout, afin de faciliter la discussion, je vous offre quelques faits à mon propos. Je m’appelle Ekundayo Saka, j’ai 38 ans, et je suis originaire du Sud-Ouest du Nigéria. Mon prénom signifie « le chagrin devient joie ». Je fais partie du peuple Yoruba, mais j’ai déménagé à New York il y a deux ans. Je suis autrice, et j’écris des polars. Je ne pensais pas me retrouver un jour à vivre une histoire digne d’un huis-clos. Si je considère ce qui nous arrive comme la structure d’un de mes romans, il ne nous reste que peu de temps avant le dénouement de l’histoire. Une partie de moi a envie de me mettre en retrait et de griffonner furieusement dans un carnet, une autre partie de moi est excitée à l’idée de pouvoir résoudre le mystère, et la dernière partie de moi attend avec inquiétude la fin de l’histoire. On nous a promis qu’elle serait tragique, mais jusqu’alors, impossible de comprendre le pourquoi du comment. Allons-nous nous retourner les uns contre les autres, et tuer les autres dans l’espoir de survivre ? Allons-nous mystérieusement succomber chacun à notre tour ? Allons-nous être collectivement empoisonnés, l’avons-nous déjà été par ce repas partagé ? Allons-nous découvrir l’identité de notre bourreau et ses motivations ? Je suis fascinée autant que perturbée… »

La jeune femme faisait les cent pas dans notre salle de dîner, réfléchissant à voix haute, et je ne pouvais m’empêcher d’admirer sa grâce et son calme. Je me refusais toutefois à partager sa fascination.

 

Elle sortit de sa poche la lettre, que je reconnus au seau sur le papier à en-tête. « Une chambre vous sera attribuée sur place pour le temps de votre séjour, qui sera de deux semaines, au terme desquelles vous mourrez. », récita-t-elle, jetant à peine un œil au courrier.  « Que va-t-il se passer durant ces deux semaines ? »

…..

 

Pas grand-chose, c’était la réponse. Il s’avéra très vite que nous disposions chacun d’un garde posté devant la porte de nos chambres, déguisé en serviteur, mais avec le regard dur et la mâchoire carrée de quelqu’un désireux de nous faire comprendre qu’il ne valait mieux pas nous risquer à le défier. L’hôtel était vide de tout autre voyageur, ce qui en disait long sur la richesse de notre hôte – ou de notre bourreau, selon notre façon de voir les choses. Aucun de nous ne semblait désireux de tenter une évasion, et même le pauvre Johan semblait avoir renoncé à se débattre après son altercation avec le majordome, notre Geôlier, comme je finissais par le nommer. Notre seule liberté était celle de téléphoner à nos proches partout dans le monde, et j’entendais tous les soirs pleurer le boucher de Dresde dans sa chambre alors qu’il se lamentait auprès de sa femme, terrifié à l’idée de ne plus jamais la revoir.

Le reste d’entre nous mettait ses journées à profiter pour explorer la magnificence du Palais Gresham, et sans doute aussi pour Ekundayo et la Grande Dame Slave mener leur enquête.

Elle s’appelait Olena Serhiyivna Volkova, était Ukrainienne, et avait 54 ans. Elle avait commencé à nous raconter son histoire lors du deuxième soir, lorsque nous étions à nouveau réunis pour dîner, mais une alarme avait retenti dans l’hôtel et nous avions été reconduits en urgence à nos chambres, où nous avions fini le reste de notre repas en solitaire. Elle n’était jamais revenue par la suite sur la conversation, et je ne pouvais m’empêcher de m’imaginer qu’elle était possiblement responsable ou complice de notre situation.

Si toutefois elle était coupable, elle cachait parfaitement bien son jeu, et ses talents d’actrice étaient dignes d’un Oscar.

Pour ma part, je passais de longues heures au spa, à admirer la vue au travers des immenses baies vitrées, ou à rêvasser, un roman à la main, dans l’un des salons. J’aurais voulu pouvoir explorer la ville, je me contentais d’en apprécier la ligne d’horizon et les façades des bâtiments, ainsi que ses lumières la nuit.

Au bout d’une semaine, toutefois, nous tournions comme des lions en cage. Johan, en particulier, était passé de la résignation à la colère, semblant prendre à rebours les étapes du deuil. Je l’avais surpris, sortant des cuisines, dissimulant un couteau sous sa veste, et je craignais le pire. Si les invectives qu’il hurlait en allemand chaque jour à nos gardes étaient un indicateur, il basculait petit à petit dans une rage aveugle qui ne laissait pas présager d’une bonne issue.

Nous fûmes tous pris de court lorsque, au huitième matin, un hurlement d’horreur retentit, résonnant dans les couloirs de l’hôtel. Je remontais d’une baignade matinale et me mis à courir sans réfléchir en direction du cri. La porte du Docteur Singh était entrouverte et je me précipitais à l’intérieur. Une femme de chambre replète se tenait, tremblante, dans l’encadrement de la porte de la salle de bain, et sursauta lorsque je m’approchais d’elle, s’effondrant dans mes bras. Par-dessus son épaule, j’aperçus la source de son émoi : le corps sans vie du Docteur Singh était étendu au sol dans une mare de sang. L’horreur me serra la gorge, et je reculais précipitamment, entraînant avec moi la pauvre employée traumatisée. C’est une fois dans le couloir, alors que je regardais désespérément de chaque côté, que je notais un fait surprenant : aucun garde n’était présent.

J’abandonnais là la lingère en pleurs et descendais les escaliers quatre à quatre. Je tombais sur Olena la première, et lui saisissais les mains, tremblante :

« Olena, il est arrivé malheur au Docteur Singh ! »

Elle me dévisagea sans un mot, un sourcil dressé, son regard froid me transperçant.

« Je ne comprends pas. »

« Il est mort ! Je l’ai vu de mes propres yeux, allongé dans un bain de sang, dans sa chambre ! »

A ces mots, elle pâlit, et s’évanouit dans mes bras.

 

Je ne sais pas vraiment comment la nouvelle se propagea aux deux autres membres restants de notre équipe, mais ils finirent par nous rejoindre dans la salle du dîner, Olena et moi, les traits tirés et le regard hagard. Il n’était plus question pour moi d’imaginer l’Ukrainienne coupable, mais un nouveau mystère planait désormais sur notre groupe. Et où étaient donc passés nos geôliers ? 


mercredi 4 août 2021

Ullie

 Un fragment d'une histoire qui ne verra jamais le jour. 465 mots


Ma Reine avait toujours été douce avec moi. Elle régnait d’une main de fer sur le pays, au beau milieu d’un monde à feu et à sang. Son intronisation avait été faite en urgence, lorsque toute sa famille, prise en embuscade par une faction ennemie, avait été massacrée sur la route de retour d’un voyage diplomatique destiné à mettre fin à la guerre. L’échec avait été cuisant et, à tout juste 19 ans, elle s’était retrouvée à la tête d’une nation déchirée, traumatisée, et assoiffée de vengeance.

J’étais sa servante depuis ma plus tendre enfance, et nous avions noué une relation de confiance que nous gardions sous silence. La tragédie qui l’avait touchée lui avait appris la méfiance, et elle me disait souvent, dans un murmure protégé par la nuit, que même ses conseils ne lui inspiraient que des sentiments négatifs, une sorte de présage dont elle ne savait pas comment se protéger.

« Je n’ai que toi, Ullie », me disait-elle souvent. « Je te connais depuis si longtemps, je connais les tréfonds de ton âme aussi bien que tu connais les miens. »

Ce matin-là dans mon lit, l’aube pointait à peine le bout de son nez et, déjà, j’essayais de chasser de mes yeux les dernières miettes de sommeil, le souffle d’air froid qui courait sur ma peau me décourageant de sortir de sous les couvertures. Pourtant, il était temps de mettre de l’eau à bouillir, et d’aller glisser une brique chaude dans le lit de ma reine, pour adoucir son réveil.

« Ullie, Ullie, lève-toi, vite ! »

 Je ne devais pas être complètement réveillée pour imaginer la voix de ma Reine dans ma chambre. Et ce froid glacé sur ma peau… Je resserrais les couvertures autour de moi. Il fallait que j’ouvre les yeux et que j’attaque ma journée, mais si je pouvais avoir juste 5 minutes de plus…

« Ullie, c’est urgent ! »

Le ton angoissé me fit ouvrir les yeux brusquement, et j’étouffais un cri. Ma Reine était devant moi, la peau translucide et le regard implorant.

J’ouvris la bouche pour hurler, mais aucun son ne sortit alors que la main que ma Reine s’efforçait de presser contre mes lèvres s’enfonçait dans mon corps, me transperçant comme un milliard d’échardes glacées.

« Ullie je t’en prie, écoute-moi ! Ils arrivent, et tu dois fuir ! Ils vont s’en prendre à toi ! »

Elle interrompit ses suppliques, et mon cerveau sembla enfin se remettre en marche.

« Ma Reine ? Que s’est-il passé ? »

« Ils m’ont tuée. C’était eux, mes conseillers. Et ils viennent pour toi. Vite, Ullie, fuis ! »

Je ne cherchais pas à faire sens de la situation, et jaillis hors de mon lit, le fantôme de ma Reine à ma suite.


dimanche 1 août 2021

[Défi Marathon Semaine 3] Le Dîner - 3ème partie

 Dans le Défi Marathon de Vicky Saint-Ange, le thème de cette semaine était le conflit. Comme pour les fois précédentes, j'ai préféré infuser la consigne dans mon texte plutôt que la rendre trop flagrante. 
C'est donc la 3ème partie du Dîner que je vous propose. A lire : partie 1 et partie 2. 1313 mots


Quand le calme fut revenu et le plat principal débarrassé, le petit homme replet qui faisait face au Docteur Singh prit à son tour la parole, alors que nous attendions de savoir si un dessert était prévu au menu.

Sa coupe en brosse courte blonde surmontait un visage où pointait une couperose naissante, et c’est avec un fort accent allemand qu’il s’exprima en anglais, afin d’être compris par tous.

« J’imagine que c’est à mon tour de me présenter. Je m’appelle Johan Eschenbach, et je viens de Dresde, en Allemagne. J’ai 43 ans, et je suis boucher-charcutier. C’est ma femme qui m’a obligé à venir. Je ne croyais pas à ces fadaises, mais elle-même est très superstitieuse, et elle disait que j’allais amener le malheur sur notre maison. Ma pauvre Katja. C’est une brave femme, mais elle est un peu stupide. »

Il s’interrompit, déglutissant péniblement en découvrant les regards courroucés que lui jetaient les trois membres féminins de l’assemblée.

« Mais je l’aime de tout mon cœur, se défendit-il avec vigueur. Nous sommes mariés depuis 20 ans, et avons trois beaux enfants, Isabella, Alice et Vinzent. Regardez. »

Il sortit son portefeuille de sa poche, montrant des clichés miniatures d’une famille aux joues bien roses et aux mines souriantes, et les caressa du doigt avec un rictus empli de tendresse, avant de rempocher le tout, son visage si expressif virant à l’ombrage.

« Que va-t-il advenir d’eux, si tout ceci n’est pas qu’une vaste plaisanterie ? Et qui donc aurait les moyens de toute cette grandiloquence pour traumatiser des inconnus ? Je n’aurais pas dû venir. J’ai voulu obéir à Katja, mais j’aurais mieux fait de tenter ma chance en plaquant tout et en déménageant dans un trou paumé pour me cacher. Je regrette. Je… »

Il se leva précipitamment, jetant sa serviette sur la table avant de reculer en direction de la porte. Il n’eut pas le temps de l’atteindre que celle-ci s’ouvrait, le ballet de serveurs pénétrant d’un pas fluide dans la pièce. Le majordome fit sa réapparition, guidant le pauvre Johan jusqu’à sa chaise avec fermeté. L’homme semblait avoir perdu toute couleur, et l’assiette appétissante qui se dressait devant lui ne raviva pas son enthousiasme.

« Somlói Galuska, sponge cake with rum, chocolate and whipped cream », nous annonça-t-on fièrement, nous précisant qu’il s’agissait là d’un des desserts hongrois les plus réputés, et que c’était un honneur que de pouvoir le goûter.

Je jetais un regard à notre convive allemand, qui grattait dans son assiette faiblement avec le dos de sa cuillère, faisant de la génoise joliment dressée une bouillie peu ragoutante.

Il releva finalement la tête, comme résigné à son sort, et plongea son regard dans le mien.

« Je suis né en 1976 à Brandebourg, en pleine République Démocratique d’Allemagne. Mon grand-père avait été interné puis exécuté dans la prison de la ville en 1944, et mon père a fui de l’autre côté du Rideau de Fer juste après ma naissance, persuadé qu’il serait plus facile, une fois de l’autre côté, de faire venir ma mère et moi. Nous ne l’avons plus jamais revu. Ma mère a fini par perdre la tête et mettre fin à ses jours en 1991, lors de la chute du Mur de Berlin. Elle était persuadée que des démons allaient se ruer sur nous et nous ôter la vie, et elle a voulu prendre les devants. Je me suis enfui à temps. J’ai vécu dans les squats de Berlin, et j’ai rencontré Katja alors que j’étais un moins que rien, et elle une étudiante en sociologie. Ce fut le coup de foudre, et son père m’a pris comme apprenti dans sa boucherie-charcuterie et m’a appris le métier. Nous nous sommes mariés très vite, et quand Kat est tombée enceinte, elle a laissé tomber ses études. Son père a pris sa retraite il y a deux ans et nous a légué le commerce. Notre vie était sur les rails depuis bien longtemps jusqu’ à l’arrivée de cette maudite lettre. J’ai tout de suite été persuadé que c’était l’œuvre d’un déséquilibré, mais ma douce épouse a eu peur. « Et s’il mettait ses menaces à exécution ? », m’a-t-elle dit. Mais après tout, peu importe que nous ayons répondu à l’invitation ou non, n’est-ce pas ? Le message était clair : venez, et vous mourrez. Ne venez pas, et vous mourrez. Je ne parviens toujours pas à croire que je suis ici. Je vais partir, je vais rentrer chez moi. Si je dois y passer, je préfère être auprès de ma femme et de mes enfants. Je ne ferai pas comme mon père. »

Il se releva à nouveau, prêt à s’enfuir et, une nouvelle fois, le maître d’hôtel fit miraculeusement son apparition à ce moment-là, pressant d’une main ferme sur l’épaule du pauvre Johan pour le forcer à se rasseoir.

La Grande Dame Slave semblait avoir perçu le manège également, car elle leva un sourcil taillé en pointe, parfaitement épilé, avec un léger signe de tête à mon intention.

Il me semblait que l’ébauche d’un plan se faisait jour dans notre esprit, et je brûlais de pouvoir partager mes interrogations avec elle.

Un cri de rage étranglé en provenance du petit homme blond m’obligea à reporter mon attention sur lui : il était en train de se débattre sur la chaise, mais le majordome le maintenait fermement en place par une clé de bras autour du cou, toute trace de bonhomie ayant quitté son visage.

Figés de stupeur, nous nous retrouvâmes dans l’incapacité de réagir. La femme à côté de Johan, une femme à la peau noire et aux yeux brillants, fut la première à réagir : « Arrêtez, vous aller le tuer ! »

Son cri de détresse nous sortit de notre paralysie, et nous nous jetâmes d’un seul mouvement vers le duo. Le maître d’hôtel relâcha instantanément son emprise, reculant de quelques pas et reprenant instantanément son expression de placidité, malgré une mèche folle échappée de sa coupe gominée et sa livrée froissée.

Le Docteur Singh se précipita pour examiner le boucher allemand, tandis que notre cinquième amie le secondait de son mieux, épongeant le front en sueur du pauvre Johan qui s’efforçait de reprendre son souffle.

Je sentis une main se glisser dans la mienne, et ne put m’empêcher de frissonner lorsque la voix veloutée de la Grande Dame Slave se mit à susurrer dans mon oreille.

« Intéressant, qu’en pensez-vous, Mademoiselle Delacroix ? Nous voilà avec un maître d’hôtel qui sort de l’ordinaire, pour faire ainsi preuve de violence. Et cette force ! Le bon Monsieur Eschenbach semble d’une capacité physique suffisante par rapport à lui, et pourtant, il l’a terrassé en un rien de temps, et l’aurait probablement achevé si personne n’avait levé le petit doigt. N’est-ce pas curieux ? »

L’once de jubilation que je détectais dans sa voix me fit frémir un peu plus, et je me gardais bien de révéler mes pensées. Il fallait garder la femme à l’œil. Toujours collée à moi, ses ongles acérés plantés dans le dos de ma main, elle eut un rire de gorge si bas que je doute qui quiconque autre que moi put l’entendre. L’instant d’après, elle s’éloignait de moi, roucoulant auprès de ce pauvre Johan pour s’assurer qu’il allait mieux.

Lorsque le silence fut presque revenu et l’agitation retombée, le majordome se racla la gorge, demandant d’une voix parfaitement plate : « Ces messieurs-dames prendront-ils un café ? Un thé ? Peut-être un petit digestif ? »

Nous marmonnâmes collectivement une réponse inaudible et il hocha la tête, sortant une nouvelle fois de la pièce avec une légère courbette.

Le Docteur Singh se laissa lourdement tomber sur une chaise, sa moustache faisant désormais grise mine, comme reflétant la morosité ambiante. Nous avions été brusquement rappelés au sort imminent qui nous attendait, et aucun d’entre nous n’était réellement prêt.