mardi 10 novembre 2020

[NaNoWriMo 2020] Prends-moi dans tes bras

 Jour 8 du NaNo : je poursuis ma plongée dans le passé du Dr Nolan Richardson. Il est possible qu'il y ait de légères incohérences entre les fragments d'histoire, vu que je ne les traite pas comme des chapitres, que j'ai fait 0 prep sur cette histoire, que j'avance à tâtons et que j'oublie ce que j'ai écrit d'une fois sur l'autre. 

Bref, c'est la suite de "Ce n'est jamais aussi simple", et je vous conseille aimablement les mouchoirs en papier à portée de main, parce que moi j'ai chialé en finissant le texte. 


Prends-moi dans tes bras


Petit, la seule personne à bord du Thésée qui avait pris soin de Nolan était le chef des cuisines, Jaremon Davies. C'était un homme noir grand et maigre, ce qui était étonnant pour un cuisinier, d'autant plus un comme lui, qui raffolait des sucreries et cuisinait une nourriture riche qui tenait au corps. Ce qui était nécessaire quand on cherchait à nourrir un équipage d'hommes solides dont la mission était de naviguer un immense vaisseau à travers l'espace. 


Jaremon avait pris en pitié le petit Nolan très rapidement après la mort de sa mère, et s'était résolu à s'occuper du nourrisson comme si c'était le sien. Son épouse, Annabelle, et lui n'avaient jamais pu avoir d'enfants, et c'était un grand regret dans sa vie. Il avait vu de près les ravages de l'éducation - si on pouvait appeler cela comme ça - d'Edward Richardson sur son fils, les premières larmes, et plus tard, les premiers coups. Il se mordait souvent l'intérieur des joues pour s'empêcher de dire quelque chose, ou de faire un mauvais geste, parce que Richardson restait le capitaine du navire, et s'il décidait de débarquer Jaremon, alors le gosse serait définitivement seul. 

Il prenait donc sur lui, et s'efforçait tous les jours de manifester de l'amour au petit Nolan, d'abord en s'occupant des biberons et de lui changer ses couches, de le bercer en chantant de sa voix profonde et grave quand le bébé ne dormait pas, puis, quand il fut un peu plus grand, en lui offrant biscuits et bonbons, en le gardant autant que possible près de lui en cuisine lorsque son père ne le réclamait pas, en lui donnant du chocolat chaud qui lui faisait des moustaches sur sa bouille d'enfant. 

Le plus grand malheur de Nolan était son intelligence. Il était clair très tôt que le bambin était un prodige, et là où son père était déjà un être brillant, l'enfant le surpassait en tout bien avant l'âge de 4 ans. Cela avait malheureusement eu pour effet de le placer sur le radar de son père qui, plutôt que d'abandonner un nourrisson au bon vouloir du Chef de cuisine, exigeait régulièrement la présence de son fils à ses côtés, pour sonder son petit esprit en quête de solutions brillantes. Edward Richardson était un passionné de technologie, et le Thésée l'un des vaisseaux les plus à la pointe de son temps, mais l'homme était persuadé que l'on pouvait aller encore plus loin. Et il espérait y parvenir le premier en cannibalisant l'intelligence de son propre enfant. 


C'était au terme d'une de ces journées fastidieuses que le petit Nolan, désormais 6 ans, était arrivé dans la cuisine, ses petits poings serrés à ses côtés, ses yeux brûlants de larmes contenues, la mâchoire verrouillée et les épaules remontées, comme prêt à la guerre. Jaremon était occupé à faire des palets au citron, et toute sa concentration était fixée sur ses biscuits dont il tirait une immense fierté, si bien qu'il ne réalisa pas immédiatement l'arrivée de l'enfant. 

Ce fut d'abord le bruit furtif de ses petits pieds sur le sol qui se rapprochaient de lui qui le fit sourire, mais il ne leva pas les yeux pour autant, versant avec soin quelques ingrédients supplémentaires dans un immense récipient. 


Un visage rentra en collision avec sa jambe, suivi de deux bras maigrelets qui lui enserrèrent les mollets avec férocité. Jaremon transféra son fouet dans sa main gauche, continuant à remuer sa préparation, et utilisa l'autre pour ébouriffer les boucles brunes et douces du garçonnet. 

«Comment va mon petit lion ? »

Depuis tout bébé, il avait pris l'habitude de ce surnom affectueux, espérant qu'il servirait à l'enfant de rappel pour toujours rester fier et fort malgré ce que la vie mettrait sur son chemin. 

Une réponse inaudible, marmonnée dans son pantalon, et il reprit, son sourire s'élargissant : 

«Je n'ai rien compris, Nolan. Veux-tu bien relever la tête et répéter ? »

Il lâcha enfin son saladier, pliant sa grande carcasse pour donner son entière attention au garçonnet. Celui-ci poussa un grand soupir, relâcha l'emprise qu'il avait sur le pantalon du cuisinier, et releva la tête, demandant d'une petite voix hésitante : 

«Prends-moi dans tes bras ? »

C'était plus une supplique qu'un ordre, mais Jaremon ne releva pas, trop occupé à découvrir l'immense marque rouge qui couvrait tout le côté gauche du visage du garçonnet, et où l'on pouvait observer sans difficulté le détail de plusieurs doigts. 

S'efforçant de ne rien laisser paraître de sa colère par peur qu'elle soit mal interprétée par l'enfant, il passa ses mains sous ses aisselles, le souleva aisément pour le percher sur le comptoir face à lui. De là, il ouvrit grand les bras, laissant le petit garçon se blottir contre son torse, ses jambes autour de sa taille et ses bras autour de son cou. Une fois l'enfant agrippé à lui comme un koala, il frotta son dos doucement, appuyant sa joue rugueuse sur le crâne de son petit. Il attendit quelques secondes, ses mouvements lents et apaisants, comptant dans sa tête jusqu'à ce que les digues cèdent et que tout le corps de Nolan soit parcouru de violents sanglots. 

Il recula alors, le petit fermement serré contre lui, et sortit des cuisines pour aller dans sa cabine attenante. Là, il s'assit sur le lit, les bras passés autour de l'enfant, murmurant des paroles sans queue ni tête juste pour que la vibration des mots dans sa cage thoracique berce doucement l'enfant. Il lui sembla que de nombreuses heures s'étaient écoulées quand les larmes semblèrent se tarir et que le petit corps blotti contre son torse cessa de trembler. Entre temps, il avait attrapé une couverture qu'il avait serrée autour de l'enfant, et commençait presque à s'assoupir d'épuisement, quand une petite voix chevrotante s'éleva de sa cachette contre le torse de l'homme. 

«Jaremon, pourquoi est-ce que tu ne peux pas être mon papa ? »

Jusqu'à sa mort, l'homme jurerait que ce jour-là, il avait entendu son cœur se briser. 


Quelques heures plus tard, quand Nolan fut calmé, il finirent ensemble la préparation des palets au citron, l'enfant trempant son doigt dans la pâte à intervalles réguliers, et Jaremon prétendant ne pas s'en apercevoir. Avec patience, et sans heurter l'enfant, il parvint à obtenir des informations sur ce qu'il s'était passé. 

Comme tous les jours, Nolan avait été réclamé dans le bureau de son père, qui était occupé à ses propres calculs pour la création de ce qu'il appelait un "super-robot" : une machine capable de voyager d'une planète à l'autre pour transmettre des messages à la vitesse de la lumière, sans nécessité pour l'homme de la contrôler. 

L'enfant, de son côté, avait travaillé au codage d'une intelligence artificielle, et semblait faire d'immenses progrès. Pendant de longues heures, l'un et l'autre avait ainsi avancé sur leurs propres projets, dans un silence presque agréable. Puis Edward avait réclamé à l'enfant de s'approcher afin de lui expliquer plusieurs points sensibles sur lesquels devrait se pencher le garçonnet dès le lendemain, au lieu de "s'amuser avec Dieu sait quoi dans son coin". L'enfant avait acquiescé, déjà trop sérieux pour son âge, puis avait tendu le doigt vers le tableau blanc de son père avec cette terrible phrase : «Le calcul ici est faux. »

Le père était rentré dans une colère froide, et avait giflé son fils avant de l'éjecter avec un coup de pied hors de son bureau. Nolan était alors venu chercher le réconfort dans les bras de la seule personne à bord qui l'aimait vraiment : le Chef cuisinier Jaremon Davies. 


La vie reprit son cours à bord. Nolan apprit à ne plus pointer les erreurs de son père mais à simplement repasser discrètement derrière, et Jaremon se fit violence pour n'empoisonner la nourriture de personne. Les semaines et les mois passèrent, et Nolan grandit, de plus en plus seul et renfermé, les bleus sur son corps omniprésents, même s'il semblait qu'Edward avait cessé de l'atteindre au visage. 

« Pour éviter d'attirer l'attention des membres de l'équipage », marmonna un jour Nolan en guise d'explication. 

Puis un jour, il eut 11 ans, et Jaremon l'assit sur le comptoir face à lui, comme ils l'avaient fait si souvent. Une ombre passa sur son visage tandis qu'il ébouriffait les cheveux de l'enfant, qui ressemblait de moins en moins à un enfant et de plus en plus à son père. Il était temps d'avoir une conversation sérieuse et difficile, et le cœur de l'homme se serra à cette pensée. Il prit une grande inspiration, et se lança : 

«Nolan. Tu sais comme je ne suis plus tout jeune... »

Le garçon sourit, sa main venant caresser les tempes du cuisinier, où le gris avait remplacé le noir depuis longtemps. Puis, d'un air malicieux, il pointa les rides au coin des yeux de l'homme, et avec un grand sourire, répondit : 

«Je sais. »

Puis, plus soucieux : 

«Tu n'es pas malade, au moins ? 

 — Non, non, rien de tout ça. »

L'homme prit les petites mains, déjà pleines de cicatrices à force de bricoler aux côtés de son père, et les serra dans les siennes. 

« J'ai reçu une communication. Nous approchons bientôt de X449BG, et le Comité Intergalactique me demande de débarquer. Ils ont décidé de nommer quelqu'un à ma place, et qu'il était temps pour moi de partir en retraite. Annabelle m'attend là-bas... »

Le garçon leva les yeux vers lui, la dévastation peinte sur les traits de son visage :

«Tu vas m'abandonner ? Tu vas m'abandonner ! Qu'est-ce que je vais faire sans toi, Jaremon ? Ne peux-tu pas m'emmener ? »

Les larmes commencèrent à couler librement sur ses joues qui perdaient déjà leur rondeur enfantine, et Jaremon le prit dans ses bras, le serrant encore une fois contre son torse, comme il l'avait fait si souvent depuis sa naissance. Nolan se débattit un peu, avant de lâcher prise et de passer ses bras autour de la taille de celui qui était pour lui un père adoptif, se blottissant au plus près de lui, ne pouvant retenir ses sanglots. Jaremon le serra un peu plus fort, et la boule dans sa gorge grossit un peu plus, jusqu'à ce qu'à son tour il laisse libre cours à son chagrin. 


Ils pleurèrent ensemble un long moment, et Nolan fut le premier à rompre leur étreinte. 

«Combien de temps ?, demanda-t-il, résigné

 — Nous arrivons dans une quinzaine de jours. J'ai essayé de faire appel, crois-moi, mais ils ont déjà choisi mon remplaçant. 

 — Je comprends.... »


Nolan hocha la tête, et descendit du comptoir, essuyant ses joues du revers de sa manche. Il attrapa un biscuit dans la boîte qui était toujours à disposition pour lui, et revient se blottir contre le flanc de Jaremon. 

«J'aurais voulu pouvoir partir avec toi, dit-il d'une voix pleine de remords, bien trop douloureuse pour un enfant de son âge. J'aurais voulu rencontrer Annabelle et vivre heureux avec vous pour toujours. »


Il se décolla de l'homme et, d'un pas traînant, la tête baissée, se dirigea vers la porte de la cuisine. Là, il se retourna, et d'une voix éteinte, dit : 

«Je t'aime, Jaremon. »

Et, pour la deuxième fois de sa vie, le coeur de l'homme se brisa pour Nolan. 


Les quinze derniers jours avaient été passés dans un quasi-déni entrecoupé de frénésie. Jaremon n'avait presque plus quitté les cuisines, écrivant ses recettes dans un carnet qu'il comptait offrir à Nolan, et cachant des boîtes pleines de ses biscuits dans tous les recoins du vaisseau. Sur les moments où ils étaient libres l'un et l'autre, l'homme et l'enfant se retrouvaient dans sa cabine, et Jaremon lui racontait des histoires de sa jeunesse, sa rencontre avec Annabelle, et tout ce qui lui passait par la tête. 


Les adieux avaient été déchirants, mais conduits dans l'intimité de la cuisine. Nolan avait peur de la réaction d'Edward, et Jaremon préférait avoir la liberté de manifester son affection. Puis il était descendu du Thésée, et Nolan s'était retrouvé plus seul qu'il n'avait jamais été. 


Ils avaient correspondu, au début, autant que les moyens de communication le leur permettaient, et Nolan avait même fini par inventer un émetteur plus puissant pour rester en contact avec Jaremon. Bien sûr, à ce moment-là, le jeune homme avait déjà appris à cacher ses avancées les plus spectaculaires à son père. Malgré tout, les échanges s'étaient fait rares, et avaient finalement cessé. 

Nolan en avait conclu que l'homme ne l'avait peut-être pas aimé tant que ça, jusqu'à ce qu'un jour, quelques jours après l'anniversaire de ses quatorze ans, qu'il avait célébrés seul dans sa cabine à dévorer une boîte entière de palets au citron, il avait reçu sur son transmetteur la transcription d'un message qui l'avait anéanti. 


«Bonjour. Je m'appelle Annabelle Davies, et j'adresse ce message à Nolan Richardson. Nolan, où que vous soyez, j'espère que ce message vous trouvera. Je n'ai jamais été aussi douée que mon mari pour les communications intergalactiques, et... La voix se brisa douloureusement en un sanglot vite maîtrisé. Mon mari, Jaremon Davies, vous aimait profondément. Je crois qu'une partie de lui est morte ce jour-là, quand il vous a laissé à bord, forcé à prendre sa retraite. La vérité est qu'il ne s'en est jamais vraiment remis, et bien qu'il soit resté aussi longtemps que possible en contact avec vous, son cœur était déjà brisé. Il y a quelques mois, Jaremon est tombé malade. Il n'a rien voulu vous dire, persuadé que le poids sur vos épaules était bien trop lourd pour qu'il n'y rajoute une charge supplémentaire. Cependant, je ne me sentais pas capable de vous cacher les choses plus longtemps et... Là, la voix reprit son souffle avant de poursuivre, chancelante. Nolan. Jaremon est mort, la semaine dernière. Le dernier jour, son esprit plein de fièvre délirait, et il vous appelait. Je ne sais pas comment atténuer la douleur de cette nouvelle, mais il vous aimait. Il vous aimait comme un fils, Nolan, et par son biais, j'ai appris à vous aimer aussi. S'il vous plaît, en mémoire de mon mari, prenez soin de vous. Et écrivez-moi si vous le souhaitez. Je serai toujours là. »


Ce soir-là, le jeune Nolan Richardson, génie de quatorze ans le cœur lourd, portant le deuil du seul père qu'il ait jamais connu, mis la touche finale à l'intelligence artificielle la plus avancée de tous les temps, donnant naissance à une créature sur laquelle il travaillait déjà depuis longtemps, et la baptisa fièrement [Jare]Monday[vies]. 

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