13/ Les enfants-épines
Braelyn savait qu’elle devait
se montrer prudente. La cellule d’Arian était loin dans les profondeurs du
palais, et nul doute que plusieurs cerbères armés jusqu’aux dents garderaient
sa porte.
Les geôles d'Ellaos étaient
réputées pour être ultra-sécurisées. Les rares prisonniers qui avaient tenté de
s’évader n’avaient jamais passé les portes vivants, et leurs ossements ornaient
désormais la salle des gardes.
Cela faisait des mois qu’elle
bossait sur son plan. Il avait fallu se faire embaucher parmi les servantes du
palais, sous une fausse identité, parfaitement grimée. Elle avait coupé ras ses
longues boucles brunes, et avait demandé à son oncle de lui scarifier le visage
pour recréer ces marques caractéristiques des anciens réfugiés de l’Outre-mer.
Il avait pleuré en enfonçant la pointe de son couteau dans la chair tendre de
ses joues, mais elle était décidée : elle n’abandonnerait pas son frère, et
serait prête à donner sa vie pour le sauver.
A sa naissance, on avait
découvert qu’Arian était atteint d’une malformation génétique. Il était
intégralement couvert d’un important duvet blanc, et les os de son dos
saillaient pointus sous sa peau. Leur père était décédé quelques mois
auparavant, et leur mère, découvrant son nouveau-né, était entrée dans une
profonde dépression. Elle avait fini par s’enfuir, et Braelyn et Arian avait
été recueillis par leur oncle.
Partout dans le royaume, on
avait assisté à la naissance d’enfants présentant les mêmes caractéristiques qu’Arian,
mais rares étaient ceux qui survivaient au-delà de la première année. Les
Anciens disaient que c’était la malédiction des Montagnes qui s’abattait sur le
royaume, et que les enfants-épines, comme on les appelait, mèneraient le monde
à sa perte.
Pour Braelyn, ce n’était que
balivernes. Arian avait été le plus doux et le plus calme des bébés, et avait
grandi pour devenir un jeune homme brillant d’une intelligence particulière,
aimant et généreux, mais à la santé fragile. Elle estimait qu’il était de son
devoir de veiller sur lui, en tant que grande sœur.
Lorsque les rafles avaient
commencé, elle n’y avait pas cru. Partout dans les villages, on entendait des
histoires d’enfants-épines qui avaient disparu, soudainement, en pleine nuit.
On murmurait que la fiancée
du Prince était gravement malade, et que le Conseil des Anciens l’avaient
persuadé que c’était à cause de la malédiction des Montagnes.
Mais petit à petit, elle
n’avait plus pu nier. Des placards apparaissaient dans tout le royaume, invitant
les enfants-épines à se faire recenser. Ils devaient être inscrits sur des
registres officiels, et se présenter chaque semaine au bureau de la milice
locale. On leur avait interdit l’accès à certaines professions. Puis on leur
avait interdit de se marier, et de faire des enfants.
Les disparitions nocturnes
continuaient. Certains enfants-épines avaient décidé de s’enfuir, et des
familles entières pliaient bagages.
Leur oncle avait supplié à
Arian de partir également. Mais il avait refusé. Il n’avait rien fait de mal,
jamais. Il n’y avait aucune raison qu’on s’en prenne à lui. S’il continuait à
se comporter en citoyen modèle, tout irait bien. Braelyn n’était pas
convaincue. Il suffisait que son frère ne soit pas rentré à la tombée de la
nuit, et son imagination s’emballait, imaginant le pire.
Et puis, une nuit, il n’était
pas revenu. Braelyn était restée assise face à la porte jusqu’au petit matin,
le cœur battant. Dès les premiers rayons de soleil, elle avait couru chez le
boulanger, le patron d’Arian, qui avait accepté de l’embaucher lorsqu’il avait
perdu son emploi précédent, sur la liste des métiers interdits. L’artisan lui
avait dit que la milice était venue la veille au soir, demander à Arian de les
suivre. Ils avaient quelques questions à lui poser. Le boulanger était sûr
qu’il serait rentré chez lui ensuite.
Braelyn avait mené l’enquête,
interrogé tous ceux qu’elle connaissait. Elle avait fini par apprendre qu’il
avait été traîné dans les geôles du palais, car des plaintes pour agression auraient
été déposées contre lui par plusieurs villageois. Braelyn savait que c’était
faux, mais le lendemain, un procès avait eu lieu. Elle s’était glissée dans la
salle et avait découvert plusieurs de ses voisins, en larmes, témoigner contre
son frère. Arian avait été jeté en prison derechef, en attendant son exécution.
Elle avait reçu un courrier
anonyme : l’un des témoins lui confessait avoir menti, forcé par les autorités.
La milice avait menacé d’assassiner toute sa famille s’il n’obéissait pas.
Braelyn ne pouvait pas en
vouloir à ses voisins. Elle aurait tout tenté également pour sauver son frère
d’une mort certaine, et c’est d’ailleurs exactement ce qu’elle allait faire.
C’est ainsi qu’elle avait
infiltré le palais, se mêlant aux servantes d’Outre-mer, le crâne rasé, le
visage scarifié. Seule la couleur de ses yeux aurait pu la trahir, mais
personne ne prêtait attention au petit personnel, alors elle ne risquait pas
grand chose.
Elle avait réussi à se faire
envoyer en salle des gardes, où elle devait s’assurer de leurs repas, de la
propreté de la salle. Ils avaient la réputation d’être des brutes épaisses, à
la main lourde et baladeuse avec les servantes, qui répugnaient toutes à se
rendre dans leurs quartiers. Braelyn prenait sur elle. Elle pouvait supporter
les blagues graveleuses, les mains aux fesses, le harcèlement, car elle n’avait
qu’un objectif en tête : sauver son frère.
Petit à petit, elle avait
remarqué que l’un des gardes s’attardait toujours dans la salle lorsque ses
camarades étaient partis. Il la fixait du regard, sans un mot. Alors elle lui
apporta des cadeaux. Une pâtisserie épicée qu’elle déposait dans une assiette
près de lui avant de sortir de la salle, une fiole de vin sucré.
Elle avait compris que
c’était gagné lorsqu’il lui avait déposé un petit bouquet de fleurs séchées. Le
lendemain, elle avait accroché les fleurs à son tablier et, observant le garde
à la dérobée, avait constaté son sourire lorsqu’il l’avait aperçue. Elle avait
souri aussi en balayant. Puis elle avait été appelée à leur table pour remplir
leurs chopes et, se penchant délicatement sur lui, sentit sa main glisser une
note dans la poche de sa robe.
Il lui donnait rendez-vous
ici, tard le soir. Lorsqu’elle était arrivée, il s’était jeté sur elle en
l’embrassant. Elle lui avait rendu son baiser, les yeux fermés. Il parlait
beaucoup, lui disait à quel point il la désirait, il avait envie d’elle. Elle
l’avait retrouvé tous les soirs pendant une semaine. Il la prenait là, sur la
table des déjeuners, le visage enfoui dans sa poitrine, pilonnant quelques
minutes avant de s’écrouler. Alors elle lui servait du vin et le faisait
parler.
C’est ainsi qu’elle avait
appris que les enfants-épines était enfermés au 3ème sous-sol, dans des
cellules sans lumière, ne mangeant et buvant que lorsque leurs gardiens
l’avaient décidé. L’un d’entre eux, le pire, celui qui avait eu un procès
public, était attaché contre un mur et n’avait dû manger que deux fois depuis
qu’il était arrivé. Après tout, pourquoi nourrir un monstre, d’autant plus
qu’il serait exécuté à la prochaine lune ?
Braelyn sursauta. C’est
d’Arian qu’il parlait, son Arian ! Et la prochaine lune était dans deux nuits !
Elle devait faire vite.
Le lendemain, elle fit le
tour des rares amis qu’il lui restait au village, et soudoya tout le monde.
Elle réunit toutes les denrées qu’elle put, le boulanger lui offrit plusieurs
plaques de pâtisseries au miel, et elle acheta deux pleins tonneaux de bières,
dans lesquelles elle glissa des herbes de sommeil.
Le soir venu, son oncle
l’accompagna, grimé en vieillard. Ils livrèrent la bière et les plats en salle
des gardes, puis il disparut alors qu’elle faisait le service. C’était un
cadeau des villageois, leur dit-elle, pour les remercier de les protéger contre
ces monstres d’enfants-épines.
Ils festoyèrent de longues
heures durant, levant leurs chopes pour réclamer toujours plus de bière, se
gavant de tous les plats que Braelyn avait prévu. Son garde la coinça même dans
un coin de la pièce pour l’embrasser à pleine bouche, la remerciant de ce beau
cadeau, et lui promettant de la rejoindre plus tard.
Quelques heures après, ils
s’étaient tous écroulés dans leurs gamelles, et des ronflements sonores
résonnaient dans la pièce. Braelyn s’emparant d’une dague et d’un jeu de clefs,
et se dirigea, résolue, vers les sous-sols.
Lorsqu’elle pénétra dans les
gêoles des enfants-épines, une odeur âcre lui saisit la gorge et lui brûla les
yeux. Ça sentait la pisse et le désespoir, et elle entendait des pleurs s’échapper de quelques cellules. Elle se
rapprocha discrètement du fond de la pièce quand elle les vit : deux gardiens,
à la mine sévère, devant une porte. Dissimulant la dague dans un repli de son
jupon, elle s’empara du plateau qu’elle avait emporté avec elle, chargé de
pâtisseries et de chopes de bière.
Elle se rapprocha en
ondulant, se raclant la gorge :
“Bien le bonsoir, sieurs !
Vos collègues m’ont demandé de vous apporter ceci ! Régalez-vous !”
Et elle leur offrit son
sourire le plus innocent. Les deux cerbères prirent le plateau sans se dérider,
et la congédièrent sur le champ.
Elle fit mine de s’éloigner,
avant de se blottir dans un recoin, dissimulée à leur vue. De là, elle les
observa boire leur bière, lentement, avec parcimonie. Elle s’impatientait.
Lorsqu’enfin ils s’écroulèrent l’un sur l’autre, elle se précipita sur la
pointe des pieds. Elle vola également leur trousseau, et ouvrit la cellule,
retenant son souffle. S’emparant d’une torche, elle pénétra dans la pièce. Au
fond, suspendu au mur, Arian était inconscient. Des fers le retenaient par les
bras, les chevilles et le cou. Il était si maigre et si pâle qu’il en était
presque transparent.
Elle accourut le libérer. Il
était si léger qu’elle pouvait le porter. Il reprit conscience lorsqu’elle lui
caressa le visage. “Arian. Je suis venue pour te sauver…”
Elle le prit dans ses bras et
s’empressa de sortir. Devant la cellule, les gardes étaient toujours
inconscients. Ils se faufilèrent au dehors, sans un bruit. Là, leur oncle les
attendait avec une charrette. Ils s’enfuirent dans la nuit.