mercredi 2 janvier 2019

Nanovember #4 - Spell



Il repense à cette chanson parfois. “I put a spell on you”. La version, si sensuelle, de Screaming Jay Hawkins, sa voix rocailleuse et envoûtante. Envoûtante, c’est bien, ça colle au thème de la chanson.
Il n’y repense pas pour rien, évidemment. C’est quand il pense à elle, à leur rencontre, à ces quelques années de sa jeunesse qu’il lui a consacrées, à ce bonheur si vite envolé, arraché.
“I put a spell on you, because your mine.” Dans la réalité, les faits étaient inversés.

Il se rappelle leur première rencontre, par des amis communs, à une soirée quelconque, du genre de celles où il n’avait même pas envie d’aller, mais ses potes l’avaient convaincu, “tu vas quand même pas faire ton vieux !”.
Elle lui avait serré la main timidement, et il n’avait pas l’habitude de ça. Généralement, on se fait la bise dans les sphères sociales privées, et on serre la main dans le milieu professionnel.
Ça l’avait perturbé, et il avait marmonné un “enchanté”, avant de se replier dans un coin de la pièce.
Il avait mis du temps à comprendre qu’enchanté, il l’était, littéralement. Il avait passé la soirée à l’épier du coin de l’œil, détournant le regard quand il lui semblait qu’elle allait relever la tête.

Elle souriait avec douceur à ses amis, sans jamais s’éloigner tellement de Claire, la nouvelle petite-amie de son meilleur pote. Ce soir, c’était les présentations officielles, le grand bain, le mélange des deux groupes d’amis, le tout dans un shaker, on secoue et on verra bien ce qui se passe.

Ses potes avaient insisté, encore et encore, le chambrant sur le fait que s’il était venu pour bouder assis dans un canapé, finalement c’était pas la peine de venir, il aurait pu aller se coucher avec son chat, sa verveine et son gilet en flanelle, les charentaises aux pieds.

D’habitude, il aurait été piqué au vif, aurait sorti une répartie cinglante, et dragué la plus jolie fille de la soirée, juste pour leur montrer. Mais ce soir-là, leurs sarcasmes glissaient sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard, et il ne les écoutait plus, occupé qu’il était à l’observer à la dérobée.

Maëlle. C’était son prénom, qu’elle avait prononcé du bout des lèvres en glissant sa main douce dans la sienne, pour la serrer délicatement.
Maëlle. Maëlle souriait, et le sol se dérobait sous ses pieds. Maëlle parlait, et la musique sonnait à ses oreilles. Maëlle bougeait, et la planète s’arrêtait de tourner.

Enchanté. Enchanté, ensorcelé, envoûté, charmé, captivé, fasciné, séduit. Le coup de foudre, le coup de baguette magique, le filtre d’amour, la potion revigorante, sonnez hautbois, résonnez trompettes !

Elle avait fini par sentir le poids de son regard sur elle, et lui avait adressé un petit signe de la main, qu’il avait fait mine de ne pas voir, alors que tout le sang semblait déserter son visage pour aller se réfugier dans ses oreilles.
Il se sentait ridicule, pathétique, comme un ado gourd et maladroit devant son premier flirt.
Elle ne s’était pas pour autant approchée de lui, et se sentant parfaitement idiot, il avait fini par quitter la soirée, et retourner se terrer dans ses pénates, parfaitement humilié.

Quelques jours après, le téléphone avait sonné. C’était Julien, son meilleur ami, son frangin, celui qui le connaissait par cœur, avec qui il était “comme ça” depuis la maternelle.
Il l’avait invité à dîner chez lui, un soir après le boulot.
Il s’était réjoui. Juste lui et son “best bro”, des bières, des pizzas et la console, comme au bon vieux temps. C’est Claire qui lui avait ouvert la porte, et il avait réalisé : elle était là, maintenant, c’était sérieux, et même si ça ne signifiait pas la fin des soirées entre frangins, il fallait qu’il pense à prendre en compte que maintenant, elle était là aussi, importante dans la vie de Julien.

Il lui avait fait la bise avec entrain ,et lorsqu’elle s’était écartée pour le laisser entrer, il l’avait découverte, patientant tranquillement derrière elle. Maëlle. Elle était là. Pourquoi était-elle là ? Cette fois-ci, elle s’était approchée de lui, et se hissant sur la pointe des pieds, avait déposé un léger baiser sur sa joue.
Parfaitement abasourdi, aux anges de la revoir, il n’avait pas songé un instant à se pencher. Le train de ses pensées défilait à grande vitesse, le laissant principalement avec des adjectifs comme “idiot”, “bêta”, “imbécile heureux”.
Julien avait dû s’arrêter en chemin faire une course, avait expliqué Claire avant de disparaître à la cuisine, prétextant devoir surveiller son dîner.

Comme dans un rêve, il s’était laissé guider jusqu’au canapé, où elle s’était assise si près de lui qu’il pouvait sentir la chaleur de son corps, la suavité de son parfum - ou bien était-ce juste sa peau ?
Sans s’en rendre compte, il avait fermé les yeux pour se laisser emplir de son odeur, quand elle s’était raclé la gorge.
“Est-ce que ça va ? Tu as l’air ailleurs ?”
Elle avait l’air si sincèrement inquiète qu’il sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Calme-toi mon cœur, elle va finir par t’apercevoir à travers ma chemise…
Il lui avait souri, d’un sourire sincère, plus sincère que jamais :
“Ça va. Ça va même très bien, merci.”
Elle avait souri en retour, et, l’espace d’un instant, lui avait pressé le bras.

Le reste de la soirée s’était écoulé agréablement. Ils avaient dîné, assis à table - une première chez Julien, spécialiste des dîners sur canapé, ou en express au dessus de l’évier, la conversation se déroulant naturellement, sans un blanc. Maëlle lui souriait parfois, au détour d’une phrase et à chaque fois, c’est comme si le temps s’arrêtait, comme s’il n’existait plus qu’eux.
Ils avaient joué aux charades, les femmes contre les hommes, et les fous rires s’étaient enchaînés. Puis, la nuit ayant déjà pris beaucoup d’avance sur la soirée, il avait été temps de rentrer.
Claire l’avait pris à part, alors qu’il ramenait les assiettes à la cuisine :
“Est-ce que tu peux raccompagner Maëlle ? Elle ne voudra jamais le demander, mais ça me rassurerait, moi, qu’elle ne rentre pas seule.”
Il s’était empressé d’accepter.

Sur le chemin du retour, Maëlle avait glissé son bras sous le sien, et s’était serrée contre lui pour marcher, si près qu’il en tremblait presque. Un silence s’était installé, mais pas un silence gênant de ceux qui n’ont plus rien à se dire, mais plutôt un silence confortable de ceux qui n’ont pas besoin de combler le vide.
Arrivés chez elle, lorsqu’elle s’était hissée sur la pointe des pieds pour lui dire au revoir, il avait posé une main sur sa joue, et avait posé la question qui lui brûlait les lèvres :
“Puis-je t’embrasser ? Un vrai baiser ?”
Elle avait souri, acquiescé, et ça avait été le premier baiser le plus électrique qu’il ait jamais connu. Il avait l’impression d’avoir décollé, fait 3 fois le tour de la Terre, avant de retourner dans son corps, galvanisé.

Ils ne s’étaient plus quittés. 1 mois après, il posait la dédite de son appartement, et emménageait chez elle. Ils ne voyaient plus personne, à part Julien et Claire. Ils étaient dans une petite bulle de bonheur, que rien ne pouvait faire éclater.
Une nuit, après l’amour, il avait posé la tête sur son ventre et lui avait dit “ce jour-là, mon amour, tu m’as envoûté”.
Elle lui avait caressé les cheveux en silence.


Deux ans. Ça avait duré deux ans, de passion, de tendresse, de complicité, de regards échangés, de projets. Il avait mis du temps à réaliser que, sur ce point, tout venait de lui. Il tirait des plans sur la comète, parlait de futur, d’enfants, d’un plan sur 5 ans, des voyages à faire. Elle souriait, inlassablement, et lui, il prenait ça pour un acquiescement.
Lentement, en secret, il avait commencé à économiser pour une bague de fiançailles. Il n’en avait parlé à personne, pas même à Julien, c’était son projet à lui. Une fois, seulement, il était tombé nez à nez avec Claire en sortant d’une bijouterie où il venait faire des repérages. Il avait prétexté vouloir acheter des boucles d’oreilles pour sa mère. Elle avait souri et l’avait serré dans ses bras. Ce jour-là, il avait rejeté aux tréfonds de sa pensée son regard triste, presque blessé. Il savait que Julien, lui, était contre toute idée de mariage.

Maëlle. Maëlle, ma princesse, ma future femme. Ce soir-là, en rentrant, il ne l’avait pas trouvée à la maison, dans leur chez-eux, dans leur cocon.
Tout à sa joie de sa journée - ah oui, il avait trouvé la bague parfaite, et ce n’était plus qu’une question de semaines avant de pouvoir l’acheter - il ne s’était posé aucune question. Il avait préparé le dîner, pris une douche, lancé un disque sur sa platine adorée, la seule chose qu’il avait emmené avec lui de sa nouvelle via, sa vie d’avant Maëlle.


Bercé par la musique, il s’était assoupi dans le canapé. Lorsqu’il s’était réveillé, il faisait nuit noire, et elle n’était pas rentrée. Il avait consulté son téléphone, pour découvrir 5 appels en absence de Claire, 10 de Julien et un message : “Appelle-moi. ASAP. Peu importe l’heure.”
Merde. Ils avaient dû se disputer, et Claire avait appelé Maëlle à la rescousse. Il avait rappelé Julien. Son meilleur ami pleurait en décrochant. Il avait compris un truc à propos d’hôpital, et avait filé.
Arrivé aux urgences, Julien l’attendait devant la porte. Il l’avait pris dans ses bras, sans un mot, et l’avait serré fort en sanglotant. Putain, mais qu’est-ce qui avait bien pu arriver à Claire ?


C’est alors qu’il l’avait vue. Elle pleurait, dans le couloir de l’hôpital, recroquevillée.
Alors il avait su. Et il avait couru, la bouche ouverte sur un cri muet resté bloqué au fond de sa gorge. Il s’était agenouillé devant elle, et lui avait demandé : “C’est pas vrai, hein, dis ? C’est pas vrai ?”

Sans un mot, Claire l’avait pris dans ses bras. Maëlle était morte.

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