J'attaque la sélection 2019 avec le thème "Tatouage". Mon texte est la suite du texte "Les enfants épines", le dernier de 2018 à avoir été posté ici.
Tatouage
Braelynn avait fini par se faire rattraper par les Soldats Blancs.
Elle avait eu le temps de mettre son petit frère, Arian, à l'abri. Lui et son oncle étaient partis au creux de la nuit noire, sur une barque frêle qui les attendait au bord de la Mer d'Inven. Mieux valait risquer de périr noyés en pleine tempête que de rester un jour de plus au cœur d'Ellaos.
Elle avait eu le temps de mettre son petit frère, Arian, à l'abri. Lui et son oncle étaient partis au creux de la nuit noire, sur une barque frêle qui les attendait au bord de la Mer d'Inven. Mieux valait risquer de périr noyés en pleine tempête que de rester un jour de plus au cœur d'Ellaos.
Mais Braelynn, qui était restée en arrière pour donner l'apparence de la normalité au commerce de lin tenu par sa famille depuis des années, et espérait pouvoir rejoindre les siens dans quelques mois, lorsque tout se serait calmé, avait fini par être rattrapée par la milice.
C'était sa faute, évidemment. Après l'évasion spectaculaire qu'elle avait orchestrée, elle avait oublié de cacher son crâne rasé et de repeindre en rouge les scarifications sur son visage, pour les dissimuler.
Elle avait sacrifié sa beauté pour sauver son frère, et en avait oublié toute prudence.
Lorsque les Soldats Blancs la ramenèrent au Château, c'était en qualité d'esclave. Son apparence ne pouvait lui permettre de prouver qu'elle faisait partie du peuple rouge. Ils traînèrent Braelynn jusqu'au trône de pierre, au cœur des quartiers Blancs. Déjà, la foule s'amassait : tous ces gens curieux, assoiffés de sang, de souffrance et de martyrs, qui ne se doutaient pas qu'un jour, ils pourraient parfaitement être à sa place, s'ils n'y prêtaient pas attention.
La jeune Rouge fut ligotée sur le trône, et bâillonnée. Lorsque son bourreau arriva, elle ne trembla pas. Elle savait ce qui l'attendait, dans les prochaines minutes et pour le restant de ses jours. Elle ne pouvait rien y faire, juste patienter, et subir.
Tirant sur sa longue robe, le bourreau lui dénuda le cou et les épaules. Il avait besoin de place pour travailler. Il suspendit à côté de la jeune femme le seau d'encre noire, et plaça entre ses pieds son petit brasero. Dans ses yeux, on voyait danser la folie fiévreuse dûe à l'Herbe. Comme la plupart des Gardes et des Soldats, il en consommait à outrance pour anesthésier ses sensations, et se protéger du risque d'attaque des Empathes. Elle lui rendit son regard, se forçant à ne pas pleurer, ni à supplier. Elle avait accepté son sort, et déglutit difficilement à cause du bâillon qui entravait sa bouche.
Le bourreau sortit de sa poche un linge humide, qu'il lui passa sur le visage, le cou et l'épaule droite, descendant jusqu'à la naissance de sa poitrine. Il y prenait un malin plaisir, le bougre, mais elle ne lui fit pas l'honneur de frissonner sous ses doigts. Son esprit tout entier était tendu vers ce qui allait suivre, et à anticiper la douleur qui ne manquerait pas d'arriver.
Il ouvrit ensuite sa trousse de bourreau, et, prenant le temps de parcourir lentement chaque instrument, les caressant avec un soupçon de sensualité, comme un peintre ses pinceaux, il fit durer le moment. Enfin, il arrêta son choix sur une courte aiguille épaisse, à peine qui semblait immaculée.
Au moins, se dit Braelynn en pensée, je ne risque pas la maladie du sang.
Il fit chauffer longuement l'aiguille sur le brasero à ses pieds, la laissant rougir jusqu'à ce qu'elle semble aussi vivre qu'une flamme. Puis il la plongea doucement dans le seau d'encre noire, et, enfin, se pencha sur Braelynn.
La douleur était pire que tout ce qu'elle aurait pu imaginer. Lorsqu'elle avait demandé à son oncle de lui scarifier le visage pour venir sauver Arian, elle avait souffert, bien qu'il eût procédé lentement et avec toute la délicatesse qu'il pouvait. Il lui avait fait mâcher des graines de lin pour réduire l'inflammation, et sa détermination avait masqué le reste.
Mais là, elle avait beau tenter de replier sa conscience sur elle-même, il lui semblait que chaque coup d'aiguille enfoncé dans la chair tendre de ses joues, de son front, de son menton, de son cou, de sa poitrine, venait percer directement son âme, l'emplissait d'une marée noire comme la nuit.
La torture dura des heures. La longue robe blanche de Braelynn ruisselait d'un mélange de sang et d'encre, et déjà le tissu rêche lui brûlait la peau.
Un gloussement hystérique naquit au fond de sa gorge, étouffé par le tissu qui lui enserrait la bouche. S'ils savaient qu'ils étaient en train de faire subir la Marque à une Rouge, le monde s'écroulerait. Mais elle n'était plus Rouge, désormais. À la seconde où l'aiguille avait percé sa peau pour la première fois, elle avait perdu son statut. Elle serait désormais une Spectre, une sans-couleur, une esclave.
Jamais elle ne rentrerait chez elle, jamais elle ne reverrait son frère et son oncle. Elle espérait juste qu'ils avaient pu traverser la mer d'Inven, et arriver en Terre d'Opale en sécurité.
Enfin, le bourreau relâcha la pression qu'il exerçait sur la peau de la jeune femme, et reposa doucement son aiguille sur le linge humide avec lequel il avait lavé sa victime au commencement de la cérémonie. Braelynn tremblait de tous ses membres, autant de douleur que d'épuisement. De sa joue au bas de son dos s'étalait un immense dragon noir, l’œil rouge et les crocs sanglants.
Deux gardes vinrent la récupérer. Elle ne pouvait plus marcher, et ils la traînèrent derrière eux. La pression de leurs mains sur sa peau meurtrie lui donnait envie de hurler, mais elle n'en avait même plus l'énergie.
C'est à peine si elle remarqua qu'ils ne l'emmenaient pas aux geôles, et une petite flamme d'intérêt s'alluma dans son regard lorsqu'elle s'en aperçut.
L'entraînant parmi les rues, ils la conduisirent dans une ruelle derrière le château. L'un des soldats lâcha momentanément son bras, et elle manqua de s'écrouler au sol telle une poupée de chiffon, uniquement retenue par la poigne de l'autre, qui tira méchamment sur son bras :
L'entraînant parmi les rues, ils la conduisirent dans une ruelle derrière le château. L'un des soldats lâcha momentanément son bras, et elle manqua de s'écrouler au sol telle une poupée de chiffon, uniquement retenue par la poigne de l'autre, qui tira méchamment sur son bras :
«Tiens-toi correctement, esclave ! », lui asséna-t-il d'une voix sèche.
Elle se redressa péniblement en serrant les dents. Une lourde porte en fer s'ouvrit devant eux, et le premier garde reprit à nouveau son poignet dans sa main calleuse pour la faire rentrer dans la pièce.
«Une nouvelle venue», dit-il avant de faire demi-tour, faisant signe à son collègue de le suivre.
La porte se referma dans un lourd bruit derrière Braelynn, et elle déglutit péniblement en fermant les yeux, se concentrant très fort pour ne pas pleurer ou s'effondrer.
Une main douce et fraîche posée sur son front lui fit ouvrir les paupières.
«Viens avec moi, disait la jeune femme souriante qui se tenait devant elle. Il faut te nettoyer rapidement avant que tout cela ne s'infecte. Je vais prendre soin de toi. »
Agréablement surprise, Braelynn se laissa conduire dans une autre pièce, au centre de laquelle trônait une bassine vide.
«Tu vas devoir faire l'effort de te tenir encore un peu debout, lui dit son interlocutrice, l'aidant à grimper dans le bac. Je vais faire le plus vite possible. »
Elle lui ôta sa robe blanche désormais souillée avec de lents gestes précautionneux. Lorsque Braelynn fut nue, elle tenta de cacher son corps de ses maigres bras, mais l'autre lui prit la main.
«Ne t'en fais pas. Nous sommes seules. Tu ne crains rien. »
Elle relâcha à peine ses muscles, pas tout à fait prête à accorder sa confiance. L'autre femme lui tourna le dos un instant, se rendant à l'autre bout de la pièce.
Elle revint avec un broc d'eau et une pile de linges, et sourit à la jeune femme dans la bassine.
«L'eau est tiède. Le froid te soulagerait sans doute plus, mais je ne veux pas que tu attrapes du mal. Ici, être malade revient à être morte. »
Puis elle entreprit de la laver doucement, faisant couler un peu d'eau tiède sur la peau blanche de la jeune femme, avant de la frotter délicatement avec les linges, ôtant la pellicule de lymphe et de sanie qui se formait déjà par dessus les plaies du tatouage.
Lorsqu'elle eut fini, elle aide Braelynn à sortir de la bassine, et la laissa s'asseoir un instant, nue, sur un tabouret, s'éclipsant par une porte dans le fond.
Braelynn se sentait éreintée, et commençait à sentir la faim la tenailler, mais elle n'osait pas bouger. Lorsque l'inconnue revint, elle portait une grande robe grise dans ses bras, qu'elle tendit à la jeune femme, qui s'empressa de l'enfiler.
Le tissu était un peu rêche, mais il était chaud, et Braelynn se sentit un peu mieux, et soupira.
L'autre sourit, et la prenant par la main, lui dit :
«Viens avec moi, maintenant. Tu vas manger, et dormir. Et demain, je répondrai à toutes tes questions. »
Braelynn sentit la torpeur l'envahir. Manger et dormir. Oui, cela lui semblait un bon programme.