La solitude était ma compagne depuis si longtemps que je m’étais
habituée à elle. Couverture confortable, seconde peau dans laquelle j’avais
pris mes marques, elle ne me quittait plus, et je n’en étais pas malheureuse. J’aimais
cette indépendance, ce sentiment presque sauvage en moi de ne dépendre de
personne, de n’avoir de comptes à rendre à personne, d’être libre.
Mon cœur était si grand et si plein d’amour qu’il me semblait
qu’il allait exploser, si je gardais tout cela en moi.
Alors, parfois, je faisais la même chose que tous les
célibataires 2.0 font : me connecter sur un site de rencontres. La plupart
du temps, cela ne me renvoyait qu’à ma farouche indépendance. Une succession de
profils creux, vides de passion, centrés sur le paraître. Ou des profils trop
remplis, où pointait la colère, la domination, la jalousie, l’envie d’écraser.
Je ne reconnaissais en personne le feu qui m’animait, la
passion dont je vibrais, cette curiosité pour l’autre, cette envie de…
partager. Ce mot qui revenait sans cesse.
Malgré tout, de temps à autre, on « matchait ».
Une ouverture se créait sur le monde de quelqu’un d’autre, la possibilité de
discuter. Cela allait rarement plus loin, le désintérêt de l’un ou de l’autre
pointait son nez, ou la conversation mourait d’elle-même, ou parfois encore, il
y avait un petit quelque chose inconnu qui bloquait, un grain de sable dans l’engrenage
qui faisait que… rien. Un jour la passion virtuelle, le lendemain le silence.
Puis il y a eu lui. Celui que je n’attendais pas. Celui qui
semblait aussi différent de moi que semblable à moi. Le yin de mon yang. Mon jumeau
maléfique, mon doppelganger. On dit « qui se ressemble s’assemble ».
On dit aussi : « Les contraires s’attirent ». Je n’avais jamais
compris jusque là, les deux adages me semblant à l’antithèse l’un de l’autre. Etait-ce
les similitudes qui rapprochaient deux êtres, ou les différences. Jusqu’alors,
je n’avais pas saisi la nuance. C’est l’équilibre des deux qui fait l’alchimie,
la fusion, l’attirance. Un être identique à moi par de nombreux aspects, mais
suffisamment différent pour créer l’envie d’appendre de lui.
Il vivait dans la même ville que moi, à 3 kilomètres d’après
la géolocalisation sur l’application. Son profil m’avait fait rire autant qu’il
m’avait rendue curieuse, ses photos montraient un certain charisme, sans être
une de ces beautés froides et classiques qui font penser que le profil est
faux. Il partageait un peu de lui en quelques lignes, suffisamment pour attirer mon attention et
me donner envie d’en savoir plus. Il était visiblement intéressé aussi pour
apprendre à me connaître puisqu’un balayage de doigt dans le bon sens plus
tard, nous étions mis en relation.
La conversation a été fluide dès le premier instant, sans
pour autant être envahissante. Mon ourse intérieure était toujours bien
présente, et ma vie dans le monde réel très remplie. La communication à longueur
de journée m’était impossible, ce qui constituait parfois pour certains un
point de non-retour, mais lui l’a accepté sans un sourcillement, tout aussi
occupé que moi.
L’application sur laquelle nous nous étions rencontrés a
montré très vite ses limites, et, un échange d’adresses plus tard, nous communiquions
à grands coups de longs mails, rédigés tard dans la nuit. J’aimais sa vivacité
d’esprit, son humour délicat, et sa façon timide de se projeter sans pour
autant tirer des plans sur la comète, mais tâtonnant tous deux pour découvrir si
nos plans de vie pouvaient se recouper.
Ces discussions ont duré plusieurs mois. Il n’avait pas
abordé l’idée de se rencontrer en vrai, du moins pas avec certitude, ni avec
une deadline fixe. Le futur restait quelque chose d’abstrait et, de mon côté,
je n’osais pas insister, par peur de le brusquer, de le perdre et, sans doute aussi,
avec une once de méfiance que je ne parvenais pas à chasser, cette petite ombre
noire au tableau, ce démon intérieur qui me murmurait qu’il avait un secret, qu’il
mentait.
Plus le temps passait, plus cette voix intérieure
grandissait. Je tenais à respecter ses limites, mais je brûlais de le
rencontrer, de l’avoir face à moi, de savoir si l’alchimie serait toujours là
en vrai. Nos échanges se faisaient plus tendres, plus intimes, et je me sentais
prête à basculer, prête à l’aimer, prête à partager plus encore s’il le voulait.
Il ne manquait que cette barrière du virtuel à faire sauter, et nous pourrions
être heureux, et envisager l’avenir, travailler à concrétiser ensemble nos
rêves et nos projets.
Ma frustration grandissait de ne pas comprendre ce qui le
retenait, alors même que je ne lui posais pas la question. J’étais malheureuse,
et je commençais doucement à me recroqueviller intérieurement, à remonter
lentement le mur de briques autour de mon cœur qui me protégerait de plus de
souffrances, de déceptions et de regrets. Je pleurais en y pensant. J’étais
déçue d’avoir encore échoué, d’y avoir encore cru, d’avoir espéré.
J’avais
déjà déclaré la défaite avant même la bataille. Sans même m’en rendre compte, j’espaçais
plus encore mes temps de réponse. Chacun de ses messages faisait toujours
autant battre mon cœur, mais je n’y croyais plus, il y avait forcément une
entourloupe, quelque chose qui clochait, un mensonge ou une déception qui m’attendait
au tournant. Je me sentais blessée, trahie. J’avais dévoilé tout de moi, mes
envies, mes peurs, la maladie, mes succès, mon passé, mes blessures, mes espoirs,
toutes mes forces et mes faiblesses étalées au travers de nombreux mails, de
nombreux mois. Une mise à nu en vain, un coup de cœur transformé en coup de
couteau.
Finalement, un soir, une notification sur mon téléphone
attirait mon attention. Un mail, venu de lui. En objet, un seul mot : « aveu ».
Je cliquais sur la petite icône m’entraînant vers mes mails, le cœur au bord
des lèvres, la main tremblante. C’était le glas qui sonnait sur une relation
qui n’avait même pas commencé. J’étais brisée, une nouvelle fois. Chassant les
larmes qui menaçaient de couler, je commençais ma lecture.
« Bonsoir beauté,
Cela fait depuis quelques semaines, pour ne pas dire mois,
désormais, qu’une idée fixe tourne en boucle dans ma tête, créant la tempête
sous mon crâne. J’ai tenté maintes et maintes fois de la repousser au loin,
sans succès. Au moment où je t’écris ces lignes, mon cœur bat si fort que j’en
ai le tournis, et j’essuie presque frénétiquement mes mains moites sur mon pantalon,
une pratique que ma mère a tenté en vain d’éradiquer de mes habitudes pendant les
belles années de mon enfance. Je suis presque timide à l’idée d’écrire ces
mots, et la peur du regret me noue l’estomac. Je n’ai jamais été connu pour mon
courage. A l’idée de sauter dans le
vide, j’ai le vertige. Mais tu mérites bien cela, tu mérites tellement plus…
Tu vois comme je tourne bien autour du pot ! Comme j’ai
peur de poursuivre, comme j’ai peur de ce qu’il va arriver. Je n’ai jamais été
très bon pour sonder les états d’esprit, pour savoir à l’avance quelles étaient
les pensées de l’autre. Et je n’aime ni avoir tort, ni me tromper.
Tout ce temps, j’ai espéré que cela viendrait de toi, que tu
m’ôtes cette épine du pied, que tu m’épargnes cet effort. Non pas que tu ne le
vailles pas, mais parce que je choisis toujours la voie de la facilité. Je t’entends
presque me dire « Normal, tu n’es qu’un homme », à ceci près que la
voix qui est dans ma tête n’est que celle que je te prête.
Voilà
justement ce dont je viens te parler. Je sais à quoi tu ressembles, et j’ai une
bonne idée de ta psyché, mais il manque quelque chose. J’ai l’image mais pas le
son, comme un vieux téléviseur déréglé, et je n’en peux plus. Ça brûle en moi d’attendre,
ça me consume, ça me dévore.
Je voulais te laisser du temps, autant que tu en voudrais,
jusqu’à ce que tu te sentes prête, jusqu’à recevoir un message de toi qui me
dirait « il est temps ». Mais je n’en peux plus, voilà mon aveu. Je
ne sais pas si c’est que tu n’en as pas envie, si c’est que toute cette image
que j’ai construite de nous dans ma tête n’est que de la fumée, du vent, des
châteaux en Espagne, peut-être que je suis seul face à ce que je ressens et
que, lorsque tu me répondras, si tu me réponds, ce sera pour piétiner les
morceaux de mon cœur en miettes.
Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme toi. Je n’ai jamais
rencontré quelqu’un qui me fasse autant vibrer sans que je n’aie entendu le son
de sa voix, qui me donne envie de me lever le matin juste parce que chaque jour
passé sur la Terre me rapproche de toi. Alors je suis impatient. Impatient, et tout
aussi plein d’espoir que je le suis de terreur à cet instant, alors que je m’apprête
à cliquer sur Envoyer et à déposer mon humble destin entre tes mains.
Accepterais-tu, enfin, de me rencontrer ? En vrai, en
chair et en os, en face à face, toi et moi et le lieu de ton choix, n’importe
où qui te fasse te sentir à l’aise.
Attendant ta réponse, le cœur battant, l’espoir au vent. »
Je ne savais pas s’il fallait rire ou pleurer. Je déposais
un instant mon téléphone sur mes genoux, le temps de passer mes mains tremblantes
dans mes cheveux, tout mon corps tendu, proche du point de rupture. Je m’efforçais
de me rappeler comment respirer alors que la joie menaçait de m’engloutir, une
vague d’amour me submergeant. Deux beaux idiots que nous faisions, les deux
faces d’une même pièce. J’admirais son courage, cependant, autant que je l’en
bénissais. Nous aurions pu nous attendre longtemps, nous frôler comme deux bateaux
dans la nuit, une
occasion manquée, le battement d’ailes d’un papillon qui jamais ne déclenche de
tsunami. Mais il avait eu la force de surmonter la peur qui m’avait étranglée,
lui qui semblait tant fait pour moi, celle du rejet, et de voir se briser une
chimère si précieusement construite.
Je m’efforçais de me reprendre, de maîtriser mes émotions le
temps, à mon tour de composer timidement un message de réponse. Ce sourire qui,
l’instant d’avant me semblait si difficile à extirper, ne quittait désormais
plus mes lèvres lorsque, d’entre le rideau de mes larmes, je répondais, aussi
vite que mes pouces pouvaient courir sur le minuscule clavier.
Les jours suivants s’écoulèrent bien trop lentement à mon
goût, ou bien était-ce mon cœur qui battait trop vite. Je flottais, heureuse et
impatiente, anxieuse et exaltée, funambule sur une corde tendue entre l’espoir
et la peur. Je stockais dans un recoin de ma mémoire chacune des petites choses
qui se produisaient et dont je voulais lui parler, dont je saurais qu’elles le
feraient rire ou sur lesquelles il aurait une opinion intéressante à partager
avec moi.
Puis ce fut le jour J. Je voudrais pouvoir dire que j’ai
essayé un milliard de tenues et coller à tous les clichés qui nous ont été
inculqués depuis l’enfance, mais la vérité est que, comme tous les jours, je me
suis habillée avec ma journée de travail en tête. A ce stade, une jolie robe ou
un décolleté ne changerait pas ses pensées. Il me verrait telle que j’étais
sans artifice ni atout. Juste moi.
La fin de journée est finalement arrivée, après que les heures
se fut écoulées, lentes et lancinantes, et je me précipitais à notre point de
rendez-vous, tentant d’ignorer mes angoisses, remettant mon sort entre les mains
de l’univers, pour une fois.
Je tremblais, m’efforçant de regarder partout à la fois, cherchant
à le repérer la première, sans pour autant me donner un torticolis à force de
tourner frénétiquement la tête.
C’est au moment où je fermais les yeux, m’efforçant de me
recentrer, qu’une voix murmura derrière moi, comme à bout de souffle : « C’est
toi. »
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