Cumul entre le prompt du jour "Ce que je peux enseigner", un clin d'œil au prompt d'hier "En ligne", et une contrainte de Winnie-bot "un personnage est en retard" - 845 mots
« Et surtout, rappelles-toi la règle d’or : NE
SOIS PAS EN RETARD. »
Je raccrochais avant de pousser un long soupir. 35 ans
maintenant, et ma mère me traitait toujours comme un gros bébé qui avait besoin
d’être monitoré, surveillé, contrôlé en continu.
C’était ma faute et je le savais, sans doute avais-je mérité
sa présence omnisciente sur ma vie, mais j’aurais aimé qu’une fois, rien qu’une
seule, elle me fasse confiance.
Dix années plus tôt, j’étais tombé très bas. Bien plus que
je n’oserais le dire. C’est un pan de ma vie que je préfère toujours passer
sous silence quand je le peux, refoulé dans un tiroir fermé à double-clefs au
fin fond de mon esprit.
La descente aux enfers a duré cinq ans durant lesquels je ne
me reconnaissais plus. J’étais vivant, mais mon quotidien était une expérience
extra-corporelle où je me regardais faire les pires choix sans pour autant être
capable de m’en empêcher.
Je n’ose même pas imaginer ce que ça a été pour elle, de voir
son fils se détruire à petit feu sans rien pouvoir y faire, d’être aussi
débordante d’amour pour un être qui se détestait autant.
Je ne saurais même pas dire ce qui a été le déclic. Mes
souvenirs de cette période sont flous. Mon cerveau n’est revenu en ligne qu’après
de longues semaines, et j’étais déjà alors alité dans le confort de ma chambre
d’enfant sous une couette en duvet d’oie, un thé fumant sur la tablette à côté
de moi, et ma mère à mon chevet, me tenant la main.
Nous n’en avons jamais parlé. Ni de l’état dans lequel elle
m’avait trouvé, ni de tout ce qu’elle avait fait pour moi pendant tout ce temps,
me baignant, me donnant la becquée comme si j’étais à nouveau un tout petit, son
bambin adoré. Je pense qu’à la fin de ma vie, je douterai de nombreuses choses,
mais jamais de l’amour de ma mère. Si je ne dois retenir que cela de mon
passage sur cette terre, c’est cet enseignement si précieux : l’amour
inconditionnel que cette femme m’aura porté aura sauvé ma vie à bien des
égards.
C’est important de m’en rappeler au moment où je suis
particulièrement agacé de son maternage. Je vais mieux désormais, on peut même
dire que ma vie est parfaitement en ordre depuis au moins deux ans. J’ai un
emploi stable, un cercle d’amis régulier, je suis végétarien, je pratique le
yoga et la course à pied. Je suis sous traitement, probablement à vie, et capable
d’accepter que ce n’est pas une entrave mais une béquille sur laquelle m’appuyer
pour continuer à avancer.
Et j’ai un fiancé. Il est mon soleil et ma lune, il est mon âme
sœur, il est tout ce que j’ai toujours espéré mais n’ai jamais cru que je pourrais
avoir. Il m’aime pour qui je suis maintenant, et il sait tout de mon passé. Il
ne me juge pas, il me prend avec mes qualités et mes défauts, avec mes forces
et mes faiblesses. J’ai eu très peur, au départ, de la puissance de mes sentiments
pour lui et là encore, ma mère m’a rassuré. « L’amour appelle l’amour »,
m’a-t-elle dit. « Laisse-le entrer ». Je me demande parfois d’où elle
tient toute sa sagesse.
Ils s’adorent, tous les deux. Je crois qu’il est encore plus
proche d’elle que moi, et ils s’appellent toutes les semaines pour « débriefer »,
comme ils disent. Ils se font des journées au spa, des marathons de série, s’échangent
des recettes et des bouquins. Je pourrais être jaloux, mais je suis heureux.
Heureux de les avoir tous deux dans ma vie, heureux d’être la personne qui les
a rapprochés, heureux aussi d’être le récipient de leur amour. Heureux et
chanceux.
Je suis la somme de tout ce que m’a enseigné ma mère :
savoir accepter les bénédictions, recevoir l’amour, et le donner. Même s’il a
fallu que je m’égare pour la retrouver, pour me retrouver, pour nous retrouver.
Je porte une main nerveuse à mon noeud-papillon. J’espère qu’il est
parfaitement noué. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai demandé à être seul.
Sans doute voulais-je me prouver que je pouvais le faire, que j’étais suffisamment
fort désormais. Peut-être est-ce ma dernière épreuve du feu avant le bonheur.
Je repense à sa voix qui tremblotait un peu en me disant « Ne
sois pas en retard », et je réalise soudain toute l’émotion qu’elle tentait
de me dissimuler, toujours la mère protectrice, toujours à veiller sur moi. Réconforté
par cette pensée, je souris et prends une profonde inspiration. Je peux le
faire, ils m’attendent de l’autre côté.
L’alarme à mon poignet sonne, et j’appuie sur le petit
bouton pour l’arrêter. Je pense « regarde, Maman, je ne suis pas en retard ».
Je pousse la porte et progresse à pas rapides dans le couloir. Encore une porte
et je les retrouverai.
Je glisserai la main de ma mère au creux de mon coude, et
nous remonterons ensemble l’allée. Regarde maman, grâce à toi, aujourd’hui, je
me marie.
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