dimanche 11 juillet 2021

[NaNoCamp Juillet - Prompt du jour : Le prochain voyage]

 Cumul avec la contrainte du jour de Vicky Saint-Ange : éliminer ses "darlings" (une expression favorite, un passage qui n'apporte rien au récit, une facilité d'écriture qu'on emploie systématiquement, etc). Très difficile à faire pour moi. 

Attention : le texte est triste. 


Lucie n’était pas encore prête à faire ses adieux, et alors qu’elle serrait la main de son grand-père entre les siennes, elle ne pouvait empêcher les larmes de couler sur ses joues.

Le pauvre Léopold avait fait une mauvaise chute dans les escaliers un dimanche soir, après le départ de Lucie et ses frères, et c’est ainsi que les ennuis avaient commencé. Lui qui n’avait jamais fait son âge avait vieilli d’un coup, semblant tout petit et rabougri sur son lit d’hôpital, mais ses yeux toujours brillants lorsqu’il parlait à sa petite-fille préférée.

Lucie aimait son grand-père de toutes ses forces. Il avait été le complice de ses bêtises d’enfant, la présence sûre et rassurante derrière elle pour les grands moments, son havre de paix lorsqu’elle avait perdu ses parents. Ses frères avaient fait leur vie, construit leurs propres familles, et Lucie, elle, était restée fidèle au poste, la plus proche de son papy, celle qui s’efforçait de maintenir les liens entre tous, et qui organisait les repas dominicaux récurrents.

Elle s’était efforcée de se bercer d’illusions aussi longtemps que possible, s’accrochant à la lumière dans les yeux bleus transparents de Léopold, et avait refusé de croire le docteur lorsqu’il lui avait dit : « Votre grand-père ne rentrera plus à la maison. »

Elle avait supplié, tenté de négocier, mais les médecins étaient fermes. Son Parkinson était désormais trop avancé pour qu’il puisse rester seul à demeure, il fallait le placer dans un établissement spécialisé.

Elle avait proposé de s’installer avec lui, de prendre des tours de garde avec ses frères, mais eux avaient haussé les épaules. S’il fallait placer papy, ils acceptaient de se répartir les frais, mais c’était le maximum de ce qu’ils feraient.

Elle avait pleuré longuement, et c’est la sagesse de son grand-père qui l’avait résignée. Il ne lui avait fait promettre qu’une seule chose : qu’elle vienne lui rendre visite toutes les semaines, pour qu’il lui raconte son histoire. Il voulait qu’elle couche sur le papier tous ses souvenirs, tant qu’il s’en rappelait encore, tant que son esprit lui appartenait.

Elle avait bien sûr accepté, et une nouvelle tradition était née entre les deux : tous les mercredis après-midi, Lucie le rejoignait dans sa nouvelle résidence médicalisée, apportant quelques pâtisseries, un dictaphone et un carnet.

Elle n’aurait jamais cru que le vieil homme avait eu une vie si riche, et s’étonna de ne s’y être jamais intéressée. Il avait toujours été pour elle Papy Léopold, son grand-père adoré.

Cela faisait maintenant six mois qu’elle venait le visiter, et elle avait noirci des pages entières sur le récit de sa vie. Elle avait aussi remarqué qu’il peinait de plus en plus, fatiguait rapidement. Il restait au lit plutôt que de s’installer dans son fauteuil, il était de plus en plus confus, hésitant, troublé. L’infirmière avait été jusqu’à parler d’état dépressif. La seule lueur de ses semaines était la venue de Lucie , qui s’efforçait de ne jamais rien laisser paraître du chagrin qui la rongeait face à la dégénérescence qui emportait petit à petit le vieil homme.

Elle ne disait rien, se contentant de lui sourire et de l’embrasser sur la joue, extrayant patiemment de lui les bribes de sa vie.

Mais ce mercredi-là, en arrivant dans sa chambre, elle avait tout de suite compris. Cela faisait plusieurs fois qu’il terminait leur rencontre par un « A mercredi prochain, si je suis toujours là », et qu’elle ne répondait rien, se contentant d’un sourire triste et d’un baiser.

Léopold s’apprêtait à partir. Il avait accompli sa dernière mission, et était désormais prêt pour son prochain voyage, le dernier de son existence. Lucie l’avait lu dans ses yeux, et bien qu’elle-même ne se sentit pas prête, elle comprenait.

Alors, pour une fois, elle avait rangé son dictaphone et son carnet, et s’était assise à côté de lui, en lui tenant la main. Et elle l’avait remercié. Pour tout ce qu’il lui avait apporté depuis son enfance, pour tous les moments passés ensemble. Pour l’amour qu’il lui avait manifesté, pour la confiance qu’il plaçait en elle et qui lui avait toujours donné la force de soulever des montagnes. Pour les milliers de fous rires et les larmes essuyées, pour lui avoir toujours donné une place dans ce monde, et avoir été son point d’ancrage quand elle se pensait égarée.

Elle avait parlé longtemps, au milieu de ses larmes, et il avait pleuré avec elle, sans toutefois se départir de son sourire. Et entre deux battements de cils, sans bruit, tout en douceur, il l’avait quittée.

Elle espérait seulement que son prochain voyage serait empli de bonheur.

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