Deuxième partie du #DefiMarathon de Vicky Saint-Ange. Contrainte : les dialogues.
J'ai pris une approche légèrement différente du #DefiSprint, en ne faisant pas du 100% dialogue mais en cherchant à les travailler mieux dans mon récit. 1458 mots
1ère partie disponible ici
Je m’arrêtais, légèrement essoufflée, et n’ayant plus rien à
ajouter à mon récit.
La table avait été dressée pour cinq convives entre temps et
nous prîmes place sur l’invitation de l’obséquieux majordome.
Le silence s’éternisait, et une sensation de malaise
s’emparait petit à petit de nous. Les gens fuyaient mon regard, les yeux vissés
sur leur assiette vide, le teint pâle.
Je parvenais finalement à attirer l’attention du voisin
assis à ma gauche, qui était le vieil homme à la moustache en guidon de vélo.
Il dût comprendre mes suppliques muettes, car il m’adressa un faible sourire
avant de se racler la gorge et de prendre la parole.
« Mon nom est Dheeraj Singh. Je suis né le 30 janvier
1948 à New Delhi. Ma mère disait toujours que j’avais poussé mon premier cri à
l’instant même où le Mahatma Gandhi avait rendu son dernier soupir. Mon père
était médecin, et j’ai suivi naturellement ses traces. En 1999, j’ai fait
partie de l’équipe qui a accueilli la venue de Médecins sans Frontières dans
mon pays. Depuis ma retraite, je voyage dans le monde entier. J’ai un petit
cottage dans le comté de Yorkshire en Angleterre, dans un charmant village
appelé Barmby on the Marsh. Je n’y suis que rarement, préférant l’aventure et
les découvertes, et je venais juste de rentrer d’une croisière dans le golfe de
l’Alaska quand on a sonné à ma porte pour me remettre l’infâme lettre. J’étais
même étonné de découvrir un coursier dans ma bourgade de 372 habitants.
-
A quoi ressemblait-il ? »
La personne qui nous avait interrompu était une grande dame
blonde à la silhouette élancée, avec un fort accent slave. Je ne parvenais pas
à lui donner un âge, et son regard glacé, ses manières figées me semblaient
aussi désagréables qu’intimidantes. Elle n’avait jusque là pas ouvert la
bouche, et j’étais étonnée de la douceur de sa voix, au timbre suave et
velouté.
Ses ongles parfaitement manucurés tapotaient un rythme
effréné sur la table devant elle, seule trace d’une possible nervosité.
« Je vous prie de bien vouloir m’excuser, mais
pouvez-vous répéter votre question ? »
M. Singh semblait agacé de l’interruption, et toute trace de
bonhomie s’était désormais envolée de son visage. La femme blonde dut le
sentir, car elle se pencha calmement en avant.
« Le coursier, mon cher monsieur. A quoi
ressemblait-il ?
-
Quelle importance cela a-t-il ? C’était un
coursier en uniforme, ni plus, ni moins !
-
Très bien. Avez-vous reconnu l’uniforme ?
Sauriez-vous dire de quelle compagnie il venait ?
-
Je n’ai absolument pas prêté attention à ce
genre de détail ! C’était, si ma mémoire ne me trahit pas, un uniforme
marron tout ce qu’il y a de plus banal.
-
Donc, si je résume, un inconnu sonne à votre
porte de manière tout à fait inhabituelle, alors que vous n’êtes, de votre
propre aveu, presque jamais chez vous, vous notez l’étrangeté de la situation
mais ne prenez pas la peine d’observer votre interlocuteur ? »
J’étais admirative de sa capacité à garder un ton
parfaitement neutre lorsque ses propos semblaient accusateurs. Autour de nous,
les deux autres convives gardaient le regard baissé sur leur assiette,
s’efforçant de rester concentrés sur leur plat, une soupe de petit pois
accompagnée de cuisses de grenouille, raifort et pomme verte, servi juste avant
l’interruption par la Grande Dame Slave, comme je l’appelais temporairement
dans ma tête. Le Dr Singh ne partageait clairement pas mon admiration, son
teint ayant viré au rouge brique.
« Je… Que… Comment… »
Il était désormais au bord de l’apoplexie incapable de
formuler une phrase, bafouillant de colère, des postillons de rage perlant sur
ses poils de moustache.
Je décidais d’intervenir, soucieuse de ramener la paix dans
notre étrange petit groupe.
« J’imagine que vous cherchez à en venir quelque part.
Auriez-vous l’amabilité de nous partager votre point de vue ? »
Son regard perçant se reporta sur moi, et je refoulais un
frisson.
« Eh bien, Mademoiselle Delacroix, je suis sûre que
vous en serez parvenue à la même conclusion que moi. Soit nous sommes cinq
victimes potentielles autour de cette table, soit le maître du jeu de toute
cette affaire est l’un d’entre nous. Ou bien un espion à sa solde. Je n’ai pas
l’intention de mourir, il me faut donc déjouer le piège. Et pour ce faire,
poser des questions. Votre tour viendra d’ailleurs, Miss, mais pour le moment,
c’est ce cher Docteur qui m’intéresse. Et je suis curieuse, donc, de savoir
pourquoi un homme intelligent, éduqué, n’a pas pensé à se méfier immédiatement
d’un étrange coursier, et n’a donc pas retenu sa description. »
Le vieil homme sembla se dégonfler comme une baudruche.
« Il y a cinq ans, on m’a diagnostiqué les premiers
signes d’un Alzheimer précoce. C’est ce qui m’a poussé à partir à l’aventure
aux quatre coins du monde. Il était temps d’en profiter. Les choses commencent
déjà à s’effacer lentement de ma mémoire.
-
Comment puis-je savoir que vous ne nous mentez
pas ?
-
Je ne crois pas que vous le puissiez. Nous
sommes ici à priori tous et toutes dans le même bateau, peut-être devrions-nous
nous soutenir au lieu de tenter de nous piéger les uns les autres. »
Je soupirais. Une fois encore, le ton montait entre les
deux. Déjà, les clivages apparaissaient, et ma patience s’amenuisait.
« Arrêtez ! Peu importe si le Dr Singh dit la
vérité ou non. Je comprends votre besoin de comprendre, Madame, mais à moins
que vous n’imaginiez que nous quatre qui sommes à table avec vous faisons
partie d’un complot pour vous abattre, il va falloir suspendre votre
incrédulité ! Je veux moi aussi découvrir qui est derrière tout ça et à quel
jeu tordu nous avons été invités à jouer, mais je ne compte pas tenter de
démolir d’honnêtes gens pour obtenir des réponses ! »
Elle hocha la tête. Pour la première fois, il me sembla voir
une lueur s’allumer dans son regard, et je décidais de ne pas m’attarder sur la
question.
« Je propose que nous traitions la situation de la
manière suivante. Chacun va raconter à tour de rôle son histoire, avec les
détails dont il se souvient. Aucune interruption ne sera autorisée, toutes les
questions complémentaires devront être gardées pour la fin. Nous pourrons alors
décider collégialement si nous croyons ou non une personne, et ce que nous
décidons pour la suite des événements, dans la mesure où nous tous d’accord que
nous ne souhaitons pas mourir.
-
Eh bien, à vrai dire…
-
Docteur Singh ? Monsieur ?
-
Je ne vais sans doute pas arranger l’opinion de
Madame à mon égard, mais la mort ne me fait pas peur. J’irais même jusqu’à dire
que je l’accueillerai bien volontiers. Mon état se dégrade rapidement, et je me
refuse à finir mes jours dans un hospice, la bave aux lèvres et l’esprit jouant
la fille de l’air. C’est pour ça que je suis venu : non pas pour tenter de
braver mon assaillant, mais dans l’espoir de le rencontrer et de le remercier.
Depuis la réception de son courrier, au lieu de courir la planète dans une
sorte de fuite en avancée désespérée, j’ai fini par accepter mon sort. Avoir
une date d’expiration à la place de la sensation de perdre mes facultés m’a
permis de mettre mes affaires en ordre. Je suis prêt. »
Je restais sans voix. Regardant autour de moi, je constatais
la même expression interloquée sur les visages des autres convives. Même la
Grande Dame Slave semblait déstabilisée par cet aveu. Un silence gêné reprit le
dessus, personne ne sachant tellement comment accueillir une telle confession.
Nous nous empressâmes de finir notre soupe, et pendant un
temps, seul le cliquetis des couverts contre la porcelaine emplit l’espace.
Un raclement de gorge poli nous sortit finalement de nos
pensées, et je redressai la tête avec effarement. Le majordome se tenait face à
nous.
« Si ces messieurs-dames ont fini, il est temps de
passer au plat principal : Filet de cabillaud grillé et son cassoulet
d’été, agrémenté de confiture de tomates et de moules. »
Nos hochements de tête silencieux durent le satisfaire, car
une petite armée de serviteurs entra à sa suite, les uns débarrassant nos
assiettes, les autres déposant les plats encore clochés sous notre nez, avant
de repartir dans un vrombissement efficace.
Lorsque nous fûmes à nouveau seuls dans la pièce, je me
tournais vers les quatre autres, posant la question qui me brûlait les
lèvres :
« Que pensez-vous du maître d’hôtel ? Il ne me
donne pas confiance.
-
Nous voilà enfin sur la même longueur
d’onde », me rétorqua la Grande Dame Slave avec un sourire carnassier.